On ne cesse de médiatiser des organisations et des personnes qui prétendent revendiquer la civilité. Celles-ci ne ratent aucune occasion pour prôner en fulminant l'introduction de la chariâ dans la nouvelle constitution, l'insistance sur l'identité musulmane de l'Etat tunisien et l'incrimination de la normalisation avec l'ennemi sioniste. Ces mouvements, qui inondent la rue, le net, les radios, les télévisions et les périodiques se partagent les rôles, les slogans et les stratégies tout en exerçant une sorte de terreur intellectuelle et des formes d'intimidations lapidaires qui donnent froid au dos. Tout d'abord, ne peuvent être considérées des associations civiles que celles qui revendiquent l'égalité des civilisations et des cultures, leur intertextualité et, par conséquent, leur interdépendance. En effet, il n'existe aucune civilisation immaculée et ne peut jamais exister. Ainsi, cette Tunisie, dont la spirale de son histoire remonte d'une manière cosmopolite, ne peut tolérer la suprématie d'une vision qui tend vainement à torpiller le cours du temps. Par exemple, les Tunisiens dont le dénominateur commun est le malikisme, ont des pratiques chiites dépersonnalisées telles que la fête de l'Achoura dans la région de Mahdia. Et bien sûr d'autres écarts culturels, qui ne mettent pas l'unité du peuple tunisien, fusent ça et là à tel point que, pour se comprendre, des gens ordinaires se posent cette question: « Chnoua sebroukom ? » (C'est quoi votre tradition ?). La chariâ transcende le politique Dès lors, c'est légitime et c'est civique de voir une organisation religieuse engager ses convictions, son abnégation et son humilité dans des œuvres caritatives, écologiques et dans d'autres actions désintéressés similaires. Où est le mal ? Ce droit doit être introduit clairement dans la Constitution. Par conséquent, c'est paradoxal et il n'y a aucune raison de qualifier des groupes de civils du moment qu'ils sont ouvertement contre la démocratie et ses institutions Ensuite, l'instauration de la chariâ va être accompagnée de plusieurs dangers qui ne se limitent pas à l'échelle locale. En fait, le rappel de ce principe, qui constitue réellement l'ADN de chaque citoyen de quelque tendance philosophique qu'il soit, est un indice d'infériorité par rapport aux peuples développés qui exercent librement leur foi dans le cadre de la laïcité. En effet, ce choix est restrictif, sélectif et discriminatoire. Par exemple un juif, un chrétien ou un autre citoyen tunisien d'une autre confession a-t-il le droit de remplir des fonctions politiques ? Ou bien le considérons-nous un plébéien de second degré ? Pire encore, nos compatriotes immigrés en Amérique, en Europe ou ailleurs acceptent-ils d'être soumis à des lois positives ? Corollairement, il n'est pas exclu que ce projet pousse des franges extrémistes des populations occidentales et surtout israéliennes de préférer un système politique ecclésiastique qui revêt des comportements racistes tantôt latents, tantôt explicites .Alors, une telle option idéologique ne représente-t-elle pas une catastrophe pour les minorités chez nous ou ailleurs ? Par ailleurs, dans l'application, la chariâ permet à chacun d'interpréter le texte coranique en fonction de ses intérêts, de son état d'âme, de son âge, de se facultés intellectuelles voire de ses complexes… Du coup, chacun va prétendre qu'il est investi d'un pouvoir divin et tend à imposer sa vision même avec la force. Plus concrètement, on n'a qu'à remarquer maintenant les clapotis des lectures pléthoriques aussi bien en Tunisie qu'ailleurs… Fréquemment, dès qu'on est différent, on accuse l'autre d'impiété et on est prêt à passer à l'inquisition… Ces échos qui mêlent le charlatanisme et l'exégèse risquent de nous engloutir dans le chaos et de nous avilir aux yeux des autres nations qui risquent de faire l'amalgame entre Islam et islamisme. Le cheval de Troie L'autre archi-revendication c'est l'incrimination de toute normalisation avec l'ennemi sioniste. Ce slogan, cheval de Troie, tant scandé par les ultranationalistes arabes et leurs alliés intégristes a démontré sa faillite dans les révolutions arabes dont les mots d'ordre sont étroitement liés à la spécificité de chaque pays. De plus, ce moule ne considère pas la vie politique et diplomatique comme un domaine mobile et évolutif mais plutôt comme une situation figée qui fait appel au fanatisme primitif et à l'isolement suicidaire. A la limite, cette formule inquisitoire peut figurer dans le programme d'un parti politique chauvin mais, dans la constitution d'un pays méditerranéen comme la Tunisie, elle ne fait qu'accentuer notre mise en quarantaine. Deux autres raisons au moins peuvent suffire pour réfuter ce mot d'ordre foudroyant. D'une part, sur le plan extérieur, si tous les Palestiniens trouvent un accord avec Israël, que ferons-nous avec cet article dans une constitution que nous voulons « durable » au moins pour un demi siècle ? D'autre part, un tel article peut permettre à l'autorité publique ou inversement à l'opposition de multiplier les soupçons et de qualifier pas mal d'actes et de propos de sionistes. Par exemple, plusieurs voix ont traité le premier ministre M. Jbali de sioniste quand il avait étreint le sénateur américain Mc Kean… Même Bourguiba, le bâtisseur de la Tunisie moderne est traité de sioniste... Vraisemblablement, ces prétextes peuvent être utilisés dans tout processus de surenchère ou dans le but de glisser vers la dictature… Bref, ces pressions qui se sont débridées, faute de gardes fous, doivent être endiguées non pas au moyen de pratiques antonymiques aussi extrémistes et aussi grossières mais plutôt grâce à la retenue, grâce à la patience et surtout grâce l'intensification des débats où prime l'effort intellectuel fructueux. Et pour tout dire, les slogans chauvins n'ont pas de place dans la constitution de la future Tunisie. Sinon, on ne peut parler que de contre révolution. Abdessattar Jerbia Professeur et militant politique