Une dame un peu (beaucoup) snob tenait l'autre jour un discours enflammé dans un salon de thé à la mode :« mais pourquoi ces jeunes Nouzouh abandonnent-ils leur campagne pour venir vivre misérablement dans les grandes villes ? » Une interrogation anodine et un tantinet provocante qui nous a donné envie d'approfondir la question. Nous avons donc cherché, et trouvé, un grand nombre de jeunes qui n'ont jamais eu l'occasion de s'exprimer sur le sujet, car personne n'a pensé à les questionner. Explication du phénomène de l'exode rural, du point de vue de ceux là même qui le vivent au quotidien… Walid est maçon dans un grand chantier du côté du lac de Tunis. Originaire du gouvernorat du Kef, il raconte son arrivée à Tunis : « j'ai commencé à travailler dès l'âge de seize ans comme manœuvre dans divers chantiers avec mon cousin, plus âgé que moi. Je découvrais la ville, les belles filles maquillées et bien habillées, les cigarettes, les boissons alcoolisées… On habitait dans des baraques de chantiers dans une misère noire mais on refusait de repartir chez nous ! » Les parents de ce jeune homme qui a aujourd'hui vingt sept ans possèdent pourtant un grand terrain de huit hectares avec deux puits et un peu de cheptel. Mais Walid, et ils sont nombreux comme lui, refuse de revenir dans son village pour y travailler la terre de ses parents. Son cousin justement en fait partie : « vous ne pouvez pas imaginer l'ennui dans ces régions quand on est jeune… En plus, au moment des récoltes, le père s'accapare tout et ne vous donne que des miettes. Moi je me suis marié ici et jamais je ne rentrerais au Bled. Ce n'est pas facile tous les jours, mais au moins je ne dépends de personne. » Autre chantier, même type de jeunes : un groupe de maçons sont réunis autour d'un verre de thé bien rouge, bien fort. L'un d'eux, la trentaine lance au milieu des rires : « nous sommes les Harraqas de l'intérieur ! Nous n'avons pas les moyens de partir vers Lampedusa, alors on va à Tunis, Sousse ou Nabeul… » Son voisin surenchérit : « oui, mais nous ne vendons pas de drogue et nous n'avons pas de belles voitures ! » Mais il n'y a pas que les manuels qui choisissent l'exode rural. Même ceux qui sont diplômés quittent leurs villages et autres zones rurales à cause de l'absence de perspectives d'emploi et du vide culturel. Ces « Nouzouh de luxe », comme se désigne l'un d'eux iront vers les villes à la recherche d'un emploi qui cadre avec leurs diplômes. Mais souvent, seuls les centres d'appels daignent les accepter, ce qui en fait de « chômeurs bac + quatre, voire plus six ! », selon ce même jeune qui utilise l'humour comme arme contre le désespoir… Un sociologue qui a fait plusieurs études sur le monde rural tunisien affirme : « les hauts responsables ne connaissent pas toute cette misère morale, sexuelle, matérielle et sociale, car ils sont enfermés dans des bureaux où tout n'est que statistiques et chiffres plus ou moins vrais. Lun de nos interlocuteurs, originaire de la région de Béja a évoqué cette importante question des relations sociales : « ici je peux aller au café avec les copains pour jouer aux cartes sans que mon père me fasse une leçon de morale, je peux rencontrer des filles sans tabous, je peux écouter la musique que j'aime qui est parfois un peu osée… Je suis libre ! » Tous ces jeunes travailleurs qui triment sur les chantiers sont souvent invisibles pour les passants, méprisés par les bien-pensants, ignorés par les syndicats, oubliés par les contrôleurs du travail… On n'en parle qu'en cas d'accident ou de chute mortelle. Ce sont pourtant des déracinés, des travailleurs acharnés, ne demandant rien, se contentant de peu… Alors arrêtons de mépriser ces « Nouzouh », si utiles, si courageux…