1973 : j'avais moins de 30 ans, le plus bel âge de l'apprenti intellectuel et du journaliste. Cet homme-là, «Si» el Béji, venait, lui, de sortir tout juste de l'ennuyeuse trivialité d'un gouvernement de parti unique par une drôle de «sortie». En plein hémicycle de parlementaires à la Panurge, il avait montré qu'il savait tenir tête au «Combattant Suprême». -- « Tel «Si» el Béji à qui j'ai prêté une somme d'argent, il ne me semble pas qu'il l'a restituée… « -- «Mais si, M. le Président! Je vous l'ai rendue… « -- «Asseyez-vous!…» L'outrecuidance du jeune député venait de créer le trait essentiel de son portrait politique et de ce qui allait plus tard devenir son mythe, celui qui arrive directement de l'Evangile et de la parabole de l'enfant prodigue dont on fête le retour pour lui sacrifier, au grand dam des frères jaloux, le veau gras… Je viens tout juste de le revoir bien trôné sur ses 85 ans, aussi dynamique, surfant sur une agitation mesurée, tel un adolescent venant tout juste de décrocher un bac précoce. J'ai tenu à ce qu'il rectifie pour ma seule et propre gouverne, un propos lapidaire:»Ennahdha, c'est à moi qu'elle doit son succès!…il précise, convaincant et sûr de lui: «Oui! je n'en démords pas! C'est moi qui est mené la barque dans la sérénité jusqu'à l'échéance du 23 octobre… mais ce n'est pas tout! J'ai fait participer tout le monde, y compris Ennahdha à un jeu et fais en sorte que tout le monde respecte la règle du jeu sans laquelle la défaillance d'une seule force serait catastrophique et conduirait au pire bouleversement. La plus importante des conditions de ce jeu c'est de devoir maintenir l'horizon de l'alternance libre et dégagé de toute obstruction. Il ne me semble pas qu'Ennahdha soit persuadée aujourd'hui de respecter tout cela…» Et lui alors, «Si» el Béji, avec sa démonstration impressionnante et spectaculaire au meeting de Monastir sous l'égide de «la pensée bourguibienne», n'a t-il pas montré sa volonté de remettre à jour et au bout de cet horizon dont il parle, ce demi siècle de parti unique dont les 23 années de malignes dictatures de Ben Ali n'a été que l'aboutissement? Ici, Béji Caïed Essebsi s'est défendu d'avoir la moindre ambition personnelle, encore moins la remise à neuf d'une force politique que d'aucuns tiennent pour rétrograde. Il a été invité comme tout le monde au meeting de Monastir. Il a même hésité un temps avant d'y aller. Mais, il se dit lui-même impressionné par la quasi-sanctification dont il a été l'objet. Sil elle doit avoir un sens pour lui, elle doit signifier que quelque chose d'essentiel est à garder dans le bourguibisme. L'idée d'un vivre-ensemble créateur et productif, une certaine idée de la Tunisie et de sa place dans le monde, l'exigence d'une présence dans la modernité en relation avec tout ce qu'il y a d'universel dans cette idée de modernité. Rien de plus, rien de moins, se plaît-il à répéter… En fait, je n'étais ni le correspondant d'un journal ou d'un média partisan dont si El Béji devait se méfier, ni le porteur d'une idéologie qui voulait dans cette rencontre le piéger ou le prendre au mot, je n'avais qu'une seule envie. Vérifier ou confirmer l'intuition que j'ai toujours eu en conversant avec lui depuis le jour en 1973 précisément où il m'a invité à son bureau d'avocat pour saluer ma performance d'après-journaliste quand j'ai interviewé pour un magazine tunisois un certain Mouammar Gueddafi qui venait proposer à la Tunisie une fusion avec son pays. Il paraît que, selon si el Béji, cet entretien a contribué à convaincre la classe politique pour faire échec à cette sombre perspective. A l'époque, rien ne permettait à si el Béji de tuer le père ou de le mettre en absence. Aujourd'hui, tout semble indiquer que le même homme refuse qu'il y ait un autre père, un «re-père» autre que la trace de Bourguiba, ce père désormais absent. Béji Caïed Essebsi me rappelle ici cette formule du grand psychanalyste Jacques Lacan quand il a sabordé sa propre association en titrant son faire-part de celle-ci:» Je, père sévère!»