« Le temps passe Nos jours se remplissent De choses légères Et de tout ce qui est important » (Jules Delavigne) Le temps caracole, éclair fulgurant qui nous porte et nous emporte, feuilles légères et aériennes, balayées au gré des jours, nous tourbillonnons, pressés par la course effrénée et implacable des heures. Nous nous hâtons, poussés et bousculés, afin de rattraper l'envol d'un oiseau rebelle en partance pour la voie lactée.
Ballotés au gré du temps, soumis à sa ronde, il nous semble, parfois, s'étirer à l'infini pesant et lourd, lorsque la mélancolie teinte le jour, lorsque la tristesse nous triture les entrailles, assombrit le bleu du ciel et voile le flamboiement d'un rayon d'espérance. Les heures s'éternisent, titubent, se trainent et trainent ce mal de vivre qui nous étreint .Le visage s'éteint et le sourire se fige. La nuit s'allonge et nous plonge dans une solitude âpre et cruelle. Le noir d'encre de la nuit s'épaissit et le matin au goût âcre nous retrouve blafards et exténués. Englués dans notre détresse, les ailes pesantes, nous stagnons dans le plomb du désarroi.
Et puis, au détour de la vie, le voile se déchire et le ciel apparaît dans toute sa splendeur. Nous nous extirpons, chrysalides libérées de nos carcans pour atteindre l'inaccessible étoile. Le jour s'habille d'or de lumière. Le temps étale sa palette des jours légers et, haletant, reprend sa danse. Les heures fuient, s'étalent, ronds dans l'eau, rident la surface, rapides et frissonnants. Les minutes ont cette insoutenable légèreté des libellules. Instants bénis des petits bonheurs, des instants fugaces et précieux qui nous sont donnés ou qu'on se donne comme offrande. Notre être aspire à cette sérénité désirée et recherchée lorsqu'on atteint la rive après des jours de dérive. Halte bienfaisante, l'instant des béatitudes simples. Notre être est soulevé d'allégresse, le cœur bat sa valse aérienne et la nuit s'illumine de mille constellations
Une longue énumération, infinie qui s'étire tout le long de cet essai, composée d'une phrase unique qui court sur quatre-vingt sept pages, construite de courtes phrases infinitives ou nominales : un inventaire à la Prévert de tant de moments de grâce, de faits, d'actions, de lieux, de personnes, d'émotions, de sensations, de perceptions, de goûts, d'odeurs, de spectacles, de paysages, de sons, de musiques, de murmures. Instants vécus dans toute leur plénitude, appréciés pour leur intensité, leur unicité, leur légèreté. Instants doux, ces joies, don de l'existence qui nous réconcilient avec les autres et la vie. Plaisirs, ravissements, contentements, satisfactions. Moments tristes ou mélancoliques, nostalgiques d'un passé insouciant et heureux. Moments sereins, où on se laisse aller, sans retenue, apprécier l'instant, s'en délecter, le retenir, s'y agripper, l'étreindre. Instants solitaires ou dans la joie du partage, vécus sans projection ni dans la réminiscence, ni dans l'avenir. Gestes dont la répétition n'est jamais fastidieuse, mais revécue avec délectation. Retour sur images heureuses, retrouvailles intimes avec soi-même. Moments d'abandon délicieux et vivifiants.
C'est ce sel de la vie, ce qui procure plaisir et bien-être, ce qui fait l'essence même de l'existence et qui, souvent, est sacrifié au profit du travail, des contraintes, des obligations, de tout ce qui est rebutant et ardu, tout ce qui nous accapare et nous préoccupe, nous emprisonne. Ces traversées harassantes du désert, ces longs chemins torturés, les épines douloureuses et les croix de la tourmente.
Françoise Héritier répond au message d'un ami qui lui affirme « voler une semaine de vacances » avec cette culpabilité ressentie chaque fois qu'on se prend du temps pour soi.
« Il y a une forme de légèreté et de grâce dans le simple fait d'exister » lui répond-elle. Le sel de la vie, ce sont ces petits riens qui nous construisent et nous guident, qui mettent du soleil dans notre vie, qui illuminent nos jours, mettent des étoiles dans le regard et du soleil dans le cœur. Souvent, trop souvent, le temps nous égare, nous emmène dans ces contrées marécageuses de la douleur où l'on se perd, où l'on survit grâce à un mot miraculeux que vous envoie un ami, grâce au sourire d'un inconnu. Et puis le temps vous reprend dans une gare, vous guide vers un rivage clément, où l'air, tout à coup s'embaume. Et le cœur « se fait content / A lancer cailloux sur l'étang ».
Tounès THABET * « Le sel de la vie » de Françoise Héritier ; Editions "Odile Jacob", Février 2012.