Au début des années 90 j'ai entamé la traduction d'un ouvrage étonnant de la bibliothèque arabo-islamique la plus proche de l'époque du saint Salaf, un gros volume de près de 700 pages attribué à Mohamed ibn Sîrîn, un Compagnon de Compagnons du prophète. Il a pour titre (que j'ai traduit littéralement) Le Grand Livre de l'interprétation des Rêves (Kitâb Tafsîr al-Ahlâm al-Kabîr). Cette grande Somme classe les rêves en thèmes les plus divers, partant des plus proches du religieux jusqu'aux sujets les plus banals ou les plus saugrenus, le tout en imitant la tradition antique de l'Oniromancie grecque, l'auteur consacre une centaine de pages à l'examen de la nature de la relation entre le rêveur et l'interprète qu'il décide librement de solliciter. C'est alors que notre saint homme fait preuve d'un réel génie, celui qui en fait de plusieurs années-lumière plus moderne que nos honteux Salafistes, nos contemporains, hélas! Il commande au rêveurs de ne rien cacher à l'interprète, même le récit le plus choquant pour la Tradition, pour les bonnes mœurs, pour la foi, pour les prescriptions divines les plus évidentes. Car dit-il, un songe, arrive d'un territoire de l'âme humaine que nulle logique, nulle éthique, nul précepte de droiture ou de déviance, ne régissent ou contrôlent.Ibn Sîrîn, suite à cet exposé magnifique où le propos aurait pu trouver sa place entre les deux volets d'un ouvrage récent, nous raconte des rêves dont le narrateur avait bien obéi aux recommandations de “ tout dire “ du Maître-interprète. En voici deux exemples :
- “ Je me suis vu, dit le dormeur réveillé, urinant sur la Ka'ba... “
- Eh bien, dis-moi ; te souvient-il du nombre de gouttes ?- Trois...
- Bonne nouvelle ! Tu auras trois enfants qui seront parmi les gloires de l'islam...
L'autre récit est encore plus fantasque, l'un des plus irrespectueux jamais lu sous le calme d'un classique de la toute première période de l'islam... Le rêveur, après avoir hésité et résisté aux injonctions d'Ibn Sîrîn, exigeant d'avoir intact le récit d'un rêve horrible, finit par s'exécuter et de raconter:
Je me suis vu dans ce songe appliquer la semelle de mes sandales sur ... le visage de notre prophète, Dieu le bénisse et lui accorde le Salut... !
- Tu es un commerçant très actif et très mobile, n'est-ce pas ?- Oh, oui Maître... Et depuis des semaines, mes voyages et mes activités m'empêchent de dormir... A peine me suis-je étendu, hier, que le sommeil m'a englouti et ce damné rêve m'a réveillé en sursaut et en sueur !...
- Tu t'es donc couché tout habillé, sans même ôter tes sandales, j'en suis sûr ?
- Tout à fait, oh, vénérable imam, c'est bien ça !- Veux-tu les enlever maintenant?
L'homme ôte ses sandales et voit brier une pièce d'un dirham montrant la face où l'on peut lire: “ J'atteste que Dieu est Un et que Muhammad est Son Envoyé... “
Que serait devenu ce pauvre rêveur si, treize siècles plus tard, il aurait paré son rêve à l'un des agresseurs de l'espace Abdelyya, sis la Marsa, ou à ce sombre “ débatteur “ lors d'un plateau sur la Chaîne nationale (Al Watanyya) qui, le même soir où la bonne ville menaçait d'exploser, dispensait doctement ses définitions des limites à ne pas franchir, sous peine de mort, entre le Sacrilège et le tolérable ?