On apprend que l'initiative de l'ex-premier ministre Béji Caïd Essebsi de rassembler une large famille politique autour des valeurs républicaines de liberté, de tolérance et de modernité, s'est nettement précisée et qu'il y aura le 16 juin une déclaration solennelle à ce sujet. Une aussi bonne nouvelle ne pouvait mieux tomber. Récemment, toutefois, des ténors de la troïka et certains de ses affidés — le désormais inévitable quarteron national de « figures indépendantes» —, ont fustigé d'un bel accord cette initiative. Pour ma part, ne serait-ce que parce qu'il a provoqué cette admirable unanimité en ces temps cacophoniques, je suis infiniment reconnaissant à l'ex-premier ministre.
Que lui reproche-t-on, au juste ? Si l'on exclut un méprisable «délit de vieillesse», qui ne grandit pas ceux qui l'on invoqué, les charges ne sont pas tout à fait claires. Elles se résument en substance à ceci : la tentative est vaine, le bourguibisme est mort ; «autant vouloir ressusciter un cadavre», a ironisé l'un des détracteurs.
Ces charges, on l'aura noté, ressemblent à des commentaires ou des mises en garde. Mais dans la vie publique la sollicitude de la part d'adversaires politiques est plutôt rare — et généralement suspecte —, et on aurait beaucoup de mal à imaginer que l'on ait voulu aimablement adjurer BCE de faire l'économie d'une démarche inutile.
Puis, à supposer que celle-ci était réellement vaine, n'aurait-il pas été plus logique que les détracteurs s'en félicitent plutôt que de s'en offusquer ? En leur préparant un « avorton » politique en guise d'adversaire, selon leurs dires, ne leur faciliterait-il pas vigoureusement la tâche?
S'il n'en est rien, et si on continue de le vouer, lui et sa démarche, aux gémonies c'est que celle-ci dérange, et elle dérange parce qu'elle est susceptible de devenir une redoutable force politique face à la troïka. Car en définissant son mouvement comme centriste, républicain et moderniste, BCE le place d'emblée comme son véritable adversaire et le seul capable d'indiquer une alternative crédible à la désastreuse politique menée depuis les élections d'octobre.
Aussi, les agacements, les amalgames, les augures d'échec, les attaques ad hominem, les manœuvres politico-juridiques, et plus sinistre encore, les injures et les menaces depuis quelque temps, s'expliquent par la nervosité face à la naissance d'une vaste fédération républicaine où cohabiteront démocrates, libéraux, destouriens, travaillistes, gauchistes et toutes sensibilités politiques ne se reconnaissant pas dans la troïka ou qui s'en sont scindées. Soit beaucoup de monde, soit près des trois-quarts de l'électorat national.
Un tel mouvement politique ne sera pas seulement une formidable force de frappe électorale, il sera surtout, et ceci est le plus important, mieux à porter les véritables aspirations révolutionnaires auxquelles le pouvoir tourne aujourd'hui le dos.
On ne le répétera jamais assez : la révolution du 14 janvier est libérale, démocrate et républicaine. Ses objectifs, connus de tous, sont la liberté, la justice, la démocratie, la dignité (par le travail et l'égalité des chances). Or, que voyons-nous, à cette révolution dans la culture politique, la troïka poursuit la politique d'une révolution culturelle qui éloigne la nation chaque jour un peu plus de ce pourquoi elle s'est insurgée. Le marasme moral, économique, et politique, les libertés malmenées, la justice desservie, le retour des velléités hégémoniques, le retour de l'obscurantisme et de l'intolérance, sont attribuable à cette méprise.
On ne répétera jamais aussi que les objectifs de la révolution ne sont pas une invention du 14 janvier. Ils ont été formulés en premier lieu par l'état national qui n'avait cessé depuis l'indépendance de les promettre, sans les honorer. Il suffit de relire Bourguiba et même Ben Ali pour s'en convaincre: justice, liberté, démocratie sont citées à chaque détour de phrase. Bourguiba les a toutefois bafouées en invoquant les exigences du développement, Ben Ali celles de la sécurité et de la stabilité. En d'autres termes, le vertiable sens de la révolution tunisienne s'inscrit dans la continuité républicaine et non dans la rupture avec elle. Or, la troïka — je continue, comme la plupart des commentateurs, d'utiliser ce terme plus par habitude de langage et par mansuétude pour les deux « juniors partners » que par souci d'exactitude — agit comme si la révolution réclamait le chambardement des formes de vie et l'affaiblissement de l'état. Une grave et peut-être fatale erreur de lecture.
C'est justement la perception de cette erreur qui motive, à mon sens, la démarche de BCE et qui lui donne sa pertinence. Tout laisse penser que le vaste mouvement politique qu'il ambitionne de mettre en branle s'inscrit dans la persistance des valeurs républicaines, mais purifiées du césarisme bourguibien et de l'autoritarisme de Ben Ali.
Et contrairement à la troïka qui a grandement décrédibilisé l'état, le mouvement promet d'ores et déjà de lui restituer l'autorité morale et politique pour réaliser les objectifs de la révolution, la seule question qui compte enfin aujourd'hui.
Ce sursaut républicain est, à mon avis, la seule force politique aujourd'hui capable de sauver la révolution avant qu'elle ne soit définitivement confisquée.