Le nouveau roman du Kurde Salim Barakat est un livre-somme où l'histoire se mêle à la fiction, la pesanteur du quotidien à l'envol d'une imagination riche en métamorphoses et poésies. Mem, fils d'un nationaliste kurde, part en exil à la recherche d'un « Grand Homme » mystérieux et introuvable, qui conduira le jeune homme à sa propre déréliction.
Avec près d'une quarantaine de livres à son actif, Salim Barakat est sans doute l'un des écrivains de langue arabe les plus féconds et les plus talentueux. Parmi ses admirateurs, Adonis et Mahmoud Darwich, qui l'ont encouragé et même aidé à publier ses premiers recueils de poèmes. Juan Goytisolo a, pour sa part, qualifié la prose poétique de ce romancier exceptionnel d'« authentique festin pour cette espèce menacée d'extinction que nous sommes, nous les amoureux de lecture et de relecture de toute grande création romanesque ». Les Plumes, le nouveau roman de Barakat traduit en français, témoigne de la très grande inventivité créatrice de son auteur.
Difficile de raconter ce roman-songe qui est plus proche de fulgurance poétique et d'incantation que de récit. On pourrait parler de narration expérimentale qui met en œuvre tous les modes de l'imaginaire, du fantastique au réalisme, en passant par le lyrique, le dramatique et l'épique. Elle rappelle Joyce d'Ulysse et de Finneagan's Wake, mais aussi Gabriel Garcia Marquez et Faulkner. Réparti en soliloques hallucinés (première partie) et narrations pseudo-objectives (deuxième partie), le roman raconte les affres de l'exil et les hallucinations d'une imagination riche en projections mythologiques de soi-même et du monde. Le lecteur se perd dans l'alternance de la destruction du soi et la reconstruction du monde par le rêve et la nostalgie qui semblent être les deux principaux mouvements de cette écriture qui est au premier chef une quête de soi-même. Une quête qui épouse le déroulement de la pensée spontanée et a pour seul guide la logique subtile de la mémoire et ses associations.
Trahis par l'histoire
Le livre s'ouvre sur la découverte par le narrateur-protagoniste d'une plume d'oiseau au fond de sa valise qu'il est en train de défaire. Le jeune homme est Kurde. Exilé sur l'île de Chypre depuis six ans, loin de ses proches et de cette terre kurde au destin tragique, il veut se donner la mort pour mettre fin à sa déchéance. Il est particulièrement frustré de ne pas avoir pu rencontrer le « grand homme » que son père resté à Qamishli (en Syrie) lui avait si chaleureusement recommandé. Déconcerté par son échec, Mem s'apprête à mourir quand la plume surgit des entrailles de ses bagages. Cette découverte repousse le projet fatal et servira de point de départ à une pérégrination mi-historique mi-fantastique qui conduira le personnage central au cœur de sa propre histoire.
Une histoire individuelle subsumée dans l'histoire collective, celle du peuple kurde et dont les évocations ponctuent le monologue intérieur de Mem. Peuple sans Etat, réparti entre les puissances locales (Syrie, Iran, Irak, Turquie), les Kurdes ont été maintes fois trahis par l'histoire. Ils ont été abandonnés à la furie de leurs Etats de tutelle qui n'ont cessé de les persécuter, d'instrumentaliser, avant de les réduire à leur statut de citoyen de seconde zone. Leurs révoltes sont matées dans le sang.
Poursuivis, traqués par leurs persécuteurs, les révoltés kurdes ont parfois rêvé d'être des oiseaux capables de s'envoler, pour pouvoir échapper à leurs tortionnaires. Oiseau comme métaphore de la liberté ! L'histoire du mollah Sekimil-Bedlisi qui avait voulu unifier le Kurdistan au début du XXe siècle, et dont Salim Barakat raconte dans son roman le destin tragique avec force détails et métaphores, est emblématique de la condition précaire du peuple kurde. Lorsque les soldats turcs vinrent prendre le mollah dans l'enceinte du consulat russe où l'homme s'était réfugié, il ne put s'envoler, alors que quelques minutes auparavant il venait d'épater la galerie en racontant comment il avait appris à voler à force de poursuivre un rollier dans le ciel de Bedlis. « C'est la justice qui donne des ailes aux désespérés ! »
Complexe et polyvalent
Or la justice n'existe pas pour les apatrides. Le mollah Sekimil qui fut pendu aux amandiers par ses assaillants, évidemment le savait. Mais, comme n'a cessé de répéter le père du narrateur, « les Kurdes ne perdent jamais, car ils sont maîtres de leur douleur ». Cette maîtrise de la douleur est peut-être le véritable thème de ce beau roman. Mem et son frère Dino, resté au pays, sont les symboles de la tragédie kurde, de leur unité spirituelle (les deux frères se ressemblent) et de leur dispersion géographique. Ils disent à travers leur parole brisée et inchoative comment leur peuple condamné par l'histoire, n'a cessé malgré tout de résister aux vicissitudes de la vie afin de maintenir vivaces leurs idéaux de liberté et de souveraineté.
L'histoire n'est toutefois qu'une des strates de ce récit polyvalent et merveilleux (dans tous les sens du terme). Comme tous les grands romans, Les Plumes se lit aussi à multiples niveaux. Comment ne pas lire derrière la déréliction du narrateur Mem celle de l'auteur lui-même, condamné à l'errance et à l'exil ? Né dans une famille kurde, Barakat est lui aussi originaire de Qamishli où il a grandi avant de s'expatrier à Beyrouth, puis à Chypre et en Suède. Son œuvre dense et nostalgique se nourrit des légendes et des contes de ce Kurdistan mythique, enrichis en filigrane par le vécu personnel. C'est sans doute dans ces allers et retours incessants entre l'historique et l'autobiographique que résident la force et la signifiance de la narration hors norme de Salim Barakat. Le secret de sa réussite. (MFI)
Les Plumes, par Salim Barakat. Traduit de l'arabe par Emmanuel Varlet. Paris, Actes Sud, 350 pages .