En 1957, la République tunisienne fut proclamée mettant fin au règne de la dynastie beylicale, fondée en 1705 par Hussein Ben Ali et qui a donné en deux siècles et demi à la Tunisie dix-neuf souverains dont sept ont régné sous le protectorat français. Ce roman en dit long sur cette dynastie husseinite dont le narrateur et toute sa famille furent les descendants. Le récit s'étale sur une période assez longue allant des derniers Beys jusqu'à la Tunisie indépendante, une période où l'on voit évoluer maints personnages appartenant à une famille aristocratique de par ses origines monarchiques : c'est une saga familiale racontée avec tant de tact et de fidélité par le narrateur, une époustouflante histoire qui relate la destinée d'une famille à travers deux époques : l'époque des derniers Beys et celle de Bourguiba. Aussi peut-on dire qu'il s'agit d'une description de la réalité socio-historique avec toutes ses contradictions, ses failles, ses secrets, ses passions, ses absurdités et ses manigances internes. La narration, claire, détaillée et précise, est linéaire quant à la vie du personnage principal (le narrateur) mais entrecoupée à plusieurs reprises par un flash-back pour relater des faits antérieurs concernant la vie des ancêtres que le narrateur nous révèle à travers le manuscrit de son père qu'il a trouvé un jour par hasard et qui est plein de découvertes stupéfiantes sur la lignée familiale, les atrocités infligées à certains membres de la famille de la part des Beys à travers les siècles, les persécutions et les emprisonnements qu'ils ont dû connaître de la part de certains souverains méchants et injustes. C'est à travers ce manuscrit auquel le narrateur a souvent recours dans ce roman qu'on peut découvrir les secrets de la cour des Beys et tous les complots qui se fomentaient dans la famille royale et les différentes injustices subies par ses ancêtres qui ont occupé le poste de ministres auprès des Beys. On a ainsi droit à un chassé-croisé d'états d'âmes, celles du narrateur et des siens. C'est un va-et-vient exercé par le narrateur entre l'écriture de sa propre biographie et la présentation de cette saga familiale qu'il nous fait découvrir peu à peu à travers la lecture des mémoires de son père. Une bonne partie du roman traite du vécu quotidien du narrateur en tant que médecin, son parcours dans cette carrière, ses rapports avec ses semblables et jusqu'à ses aventures amoureuses d'abord avec sa collègue en France, puis avec sa secrétaire dans son cabinet, une fois installé en Tunisie. Le tout dans un style très clair et bien attachant. Le récit rédigé à la première personne donne une impression de proximité et d'intimité au lecteur qui partage la vie de cet aristocrate à travers les péripéties de toute une existence. Cette famille s'avère en effet être victime de son origine aristocratique : les membres de cette famille, ayant pourtant le titre de prince et de princesse, ont souffert sous la dynastie beylicale et, avec l'avènement de la République en 1957, ils ont fait aussi l'objet d'une persécution de la part de la police de Bourguiba. C'est ainsi que le roman s'ouvre sur une scène malheureuse : le narrateur, médecin de son état, vient d'être interpellé par la police et fut tabassé violemment par des policiers sans cœur. Cet incident restera un secret que le narrateur n'a jamais dévoilé aux siens malgré les supplications de sa mère et de la vieille servante noire, cette bonne femme dévouée et vertueuse qui était au service du narrateur dans son palais qu'il avait hérité après la mort de son père. Il fut ainsi torturé sauvagement par deux policiers sans mobile apparent, du moins ce qu'il croyait jusqu'au jour où il sut la vérité à travers un coup de téléphone d'un ancien ami qui lui reprochait son audace d'avoir écrit un article dans un journal étranger où il exprimait son opposition au nouveau régime de Bourguiba. Chose qu'il n'a jamais faite, pourtant ! Or, la vérité est qu'une autre personne a signé cette lettre au nom du narrateur, connu pour son appartenance à l'ancien régime monarchique, ce qui était assez suffisant pour se faire arrêter par la police du nouveau régime républicain ! C'est surtout cet événement qui a marqué la vie du narrateur et qui a bouleversé le rythme de son vécu quotidien et son métier en tant que médecin renommé dans tout le pays et même à l'étranger, au point qu'il pensa à se venger. Cette envie de prendre sa revanche devint de plus en plus irrésistible. Un jour, il n'hésita pas de renverser avec sa voiture un agent de police qu'il avait croisé sur son chemin et qu'il prenait pour l'un des deux bourreaux qui l'avaient battu l'autre jour. Mais il regretta aussitôt son acte jusqu'aux remords, se disant qu'un médecin est supposé donner la vie et non l'abroger. Et c'est ainsi qu'on peut lire à la fin du roman : « jamais plus je ne cèderai à ce désir de vengeance, il y a des moyens plus civilisés que je peux utiliser pour faire face à toute sorte de répressions sauvages, j'éviterai d'aller à l'encontre de ma conscience pour avoir la joie au cœur » C'est un roman agréable à lire et intéressant pour imaginer la vie des aristocrates avant et après la chute de la monarchie des Beys. Hechmi KHALLADI ** « Lissamti ma'na… wa lilhayeti bakia… », Mohamed El Hédi Ben Salah, mai 2011, Editions Bouzid, 180 pages