Les journalistes ne sont ni des prophètes, ni des « divinités » grecques au dessus de tout soupçon. Ce sont des citoyens comme tous les autres mais avec une sensibilité un peu plus accentuée et marquée par la liberté. Par conséquent, ils peuvent « s'engager » politiquement idéologiquement ou même religieusement, mais le bon journaliste, c'est celui qui arrive à dompter ses préférences et ses instincts « primaires » du « militant » devant la véracité des faits et la sacralité de l'événement (Al Khabar).
Feu Habib Cheikhrouhou, fondateur de Dar Assabah, en fut un. Pourtant rien ne prédestinait a priori, cet homme d'affaires intelligent au métier si hypothétique et dangereux que celui de la presse. Mais c'était un grand patriote amoureux de la Tunisie et son courage a eu le dessus sur sa prudence pour lancer le journal « Assabah » et défendre la cause de libération nationale au moment où la presse destourienne et nationaliste des années cinquante était à terre, totalement décimée par le protectorat colonial français.
Sa chance, c'est sa vision du futur, puisqu'il a joué gagnant en s'investissant totalement à défendre la Tunisie, contre l'occupant, mais aussi en s'entourant de collaborateurs de très haut niveau à l'image de feu maître Hédi Laâbidi, feu Habib Chatti, Si Habib Boularès, Abdeljelil Dammak, Nébil Ben Khélil et bien d'autres. D'ailleurs, la plupart d'entre eux, surtout ceux de la première heure, sont devenus ministres de Bourguiba et responsables politiques très distingués. Mais, ce qui est à retenir, c'est que même du temps des années héroïques, « Assabah » a dû affronter les tendances hégémoniques du pouvoir et elle l'a prouvé en se tenant à distance de la lutte fratricide entre Bourguiba et Ben Youssef, ce qui a valu bien des misères à Si El Habib Cheikhrouhou et l'animosité de certains destouriens purs et durs, du nouveau serial. Je reviens à la création du journal « Le Temps » en 1975 et où Si El Habib a réussi à enrôler dans cette nouvelle aventure tous les « salopards » journalistes limogés de leurs propres journaux pour « insubordination », « opposition », véritables « pêcheurs en eau trouble », pointés du doigt par le pouvoir en place, bref, les « pestiférés » de la profession de l'époque. J'en citerai Nabil Ben Khelil, Moncef Ben Mrad, Souhir Belhassen, Mustapha Khammari, Habib Bayoudh, Tahar Ayachi, Fadhila Bergaoui, Rafik Ben Arfa, les frères Attia, quelques jeunes loups dont Raouf Khalsi et Néjib Khattab, ainsi que votre humble serviteur. Dès les numéros « zéro » la couleur était annoncée : pas de concessions au pouvoir en place ni au système. Pas d'animosités aussi ni de provocations déplacées, mais pas de flatteries ni de compromis – compromissions avec qui que ce soit. Feu Si Hédi Laâbidi nous répétait tout le temps : « Les seules sacralités de Dar Assabah, c'est la véracité des faits et des événements... et la cause palestinienne » (Rahima Allah am El Hédi). Par conséquent, nous avons toujours travaillé sous pression constante tels ces trapézistes sur la corde raide. Et des problèmes avec les ministres omniprésents de l'époque, nous en avons eu... à gogo !
Un de mes amis les plus chers a fini par balancer sa démission. Il s'agit de Si Nabil Ben Khelil, qui a refusé la censure d'une interview que nous a accordée M. M.Ahmed Mestiri qui était en pleine gué-guerre avec Bourguiba et le clan dur des destouriens. Ces quelques épisodes et les années de lutte et de résistance à l'hégémonisme du pouvoir, doivent donner aux jeunes d'aujourd'hui, la force et la volonté de tenir bon et de ne pas abdiquer : Le Destin de Dar Assabah, c'est la liberté et la recherche de la vérité en toute modération sans excès en conformité avec l'éthique professionnelle et ses traditions bien ancrées.
Les décideurs doivent comprendre que toute stratégie qui vise à éteindre ce souffle peut être fatale à cette belle institution très renommée dans le monde arabe et occidentale et qui a toujours fait honneur à la Tunisie. Notre espoir c'est que tous ces acquis majeurs de Dar Assabah seront préservés et même protégés par les gouvernements de la Révolution quels qu'ils soient, actuels et futurs. Et dire que souvent les politiques ne savent pas que la critique honnête et libre ne peut qu'honorer leur prestige et servir leur image de marque ! « Rabbi Yehdi ...! »