Dans le but d'inciter aux débats parlementaires sur la nouvelle Constitution tunisienne, surtout par rapport à la question de la liberté d'expression et d'accès à l'information, l'organisation Article 19 vient de rédiger une analyse juridique sur l'avant-projet de la nouvelle Constitution. Il est important de souligner que cette analyse a été effectuée par des experts internationaux dans le domaine du droit. Ils se sont penchés sur le degré de conformité des agencements constitutionnels proposés, en termes de liberté d'expression et de l'information, avec le droit international relatif aux droits humains. L'analyse a pris pour base de références les normes juridiques internationales portant sur la liberté d'expression. Elle s'est, notamment, appuyée sur les décisions de tribunaux internationaux et régionaux des droits de l'Homme et sur l'interprétation officielle du droit international des droits de l'Homme par le Comité des Nations Unies des droits de l'Homme ainsi que celle du Rapporteur spécial sur la liberté d'opinion et d'expression.
Régression dans les acquis des droits humains universels
Tout d'abord, ARTICLE 19 a décelé des points positifs contenus dans le projet initial de la Constitution. Elle tient à féliciter les efforts fournis par les élus du peuple au sein de l'ANC, qui, malgré leur appartenance et orientation idéologique hétérogène, ont réussi à élaborer une nouvelle Constitution qui est le fruit d'un long labeur consensuel.
Néanmoins, dans cette analyse, ARTICLE 19 attire l'attention de l'opinion publique sur le risque de régression en matière des droits humains fondamentaux. Certains articles dans cet avant-projet, selon elle, mettent en péril les acquis du peuple tunisien instaurés depuis la toute première Constitution tunisienne datant de 1861.
A ce propos, la directrice exécutive d'ARTICLE 19, Agnès Callamard déclare : « Les efforts déployés par les membres de l'ANC ne doivent pas occulter que l'avant-projet de la Constitution tunisienne contient des dispositions graves qui, si elles sont adoptées dans la version finale du texte, seront en contradiction avec les principes fondamentaux et les standards internationaux dans le domaine des libertés ».
ARTICLE 19 souligne les imperfections notées sur les points suivants:
La question de la protection du Sacré et la criminalisation des atteintes supposées à ces valeurs ne respecte pas les standards internationaux. Les dispositions qui portent sur cette problématique dans le brouillon de la Constitution mettent en péril le droit à la liberté de création, d'expression, la liberté de la presse et à toute forme de liberté académique.
Pareillement pour l'Instance indépendante de l'information. Les dispositions prises ne sont pas conformes aux standards internationaux. Elles limitent la régulation obligatoire aux médias audiovisuels, alors que le texte proposé inclut tous les médias, ce qui pourrait transformer cette instance en un outil de contrôle et de censure et non de régulation.
ARTICLE 19 souligne, notamment, que les dispositions qui portent sur l'application effective des traités internationaux ne respectent pas la convention de Vienne sur le droit des traités que la Tunisie a signés.
En matière de parité et de droits de la femme, ARTICLE 19 déclare qu'une grave régression risque de se produire dans le cas où le principe d'égalité entre les deux sexes est mis au placard. La complémentarité représente un réel danger aux acquis de la femme tunisienne et à son statut juridique imposé par le CSP.
Comment y remédier selon ARTICLE 19 ?
ARTICLE 19 propose à l'ANC une série de recommandations et de rectifications.
Elle appelle l'ANC à donner une large définition de la liberté d'expression qui inclut «le droit de rechercher, recevoir et diffuser des informations et des idées», englobe «toutes les formes d'expression et modes de communication, et garantit ce droit à toutes les personnes».
La nouvelle Constitution se doit de protéger toutes les formes d'expression et les moyens de leur diffusion, à travers les TIC, sur Internet et tous les moyens électroniques de diffusion de l'information.
ARTICLE 19 appelle à ce que la nouvelle Constitution tunisienne ne contienne pas de restrictions qui limiteraient la liberté d'expression, que si elles doivent exister c'est pour respecter les droits ou la réputation d'autrui ; ainsi que pour protéger la sécurité nationale et l'ordre public, ou encore pour sécuriser la santé et la morale publiques.
Une liste de recommandations destinées à l'ANC a été rédigée par Le comité d'experts juridiques d'ARTICLE 19, dont voici la liste :
Prévoir dans une disposition séparée que le droit d'avoir des opinions n'est soumis à aucune restriction.
Protéger la liberté de l'information et l'accès à l'information détenue par ou pour le compte d'un organisme public, ainsi que l'accès à l'information détenue par des particuliers, nécessaire pour faire valoir un droit.
Fournir une protection complète et explicite de la liberté des médias:
- Il ne doit y avoir aucune licence ou système d'enregistrement pour les médias imprimés.
- Il ne doit pas y avoir de licenciement de journalistes ou des exigences d'entrée pour la pratique de la profession.
- Les dispositions sur l'instance indépendante de l'information doivent être retirées. De nouvelles dispositions doivent être insérées dans le texte final de la constitution en prévoyant spécifiquement l'indépendance de tous les organismes ayant des pouvoirs réglementaires sur les médias, y compris les organes des médias publics.
- Le droit des journalistes de protéger leurs sources d'information confidentielles doit être garanti.
- Les journalistes doivent être libres d'adhérer aux associations professionnelles de leur choix.
Garantir la liberté de religion pour tous :
- Eliminer les dispositions relatives à la protection des « valeurs sacrées » et à la « criminalisation des atteintes au sacré.
- Introduire dans ses dispositions de façon claire et sans équivoque le principe fondamental d'égalité entre les hommes et les femmes.
- Contenir des dispositions précisant que les traités régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, force obligatoire dans l'ordre juridique interne :
ARTICLE 19 suit avec intérêt, à travers son bureau en Tunisie, l'orientation dominante visant à pallier les faiblesses contenues dans l'avant-projet de la constitution, surtout après les déclarations positives et récurrentes du président de la République, du Président de l'ANC et du Président du gouvernement.
L'organisation demeure, toutefois, attentive aux craintes légitimes exprimées par les militants des droits humains, en Tunisie et à l'étranger, face à certaines thèses défendues au sein de l'ANC.
ARTICLE 19, qui suit, avec une profonde inquiétude les derniers chamboulements violents qui ont ébranlé plusieurs régions du pays, causant des pertes humaines, tente, à travers son bureau permanent à Tunis, et grâce à l'aide d'experts internationaux en matière des droits de l'Homme et de la liberté d'expression d'aider la Tunisie à réussir cette étape transitoire un peu délicate.
Quand les premiers travaux des commissions constitutionnelles ont commencé, ARTICLE 19 a présenté un document d'orientation où elle a mis en exergue les différents standards internationaux qui portent sur les libertés et qui servent de pierre angulaire à l'écriture de la nouvelle Constitution.
De nombreuses rencontres ont été effectuées par ARTICLE 19, dans différentes régions (Kasserine, Le Kef, Tozeur et Monastir), pour installer la culture du dialogue, donner la voix aux jeunes et moins jeunes tunisiens et faire passer leurs messages à l'ANC, à travers une liste de recommandations. Le but fondamental de pareilles rencontres était de montrer à la société civile régionale quelles sont les garanties constitutionnelles de la liberté d'expression, les standards internationaux dans ce domaine et les expériences des pays démocratiques en la matière.
ARTICLE 19 mettra, demain, le cap sur le gouvernorat de Tataouine. Continuant dans cette démarche participative dans la rédaction de la Constitution, l'organisation tient à donner la voix à la jeunesse et à la société civile de cette ville. Les 17 et 18 novembre, le séminaire aura lieu sur le thème «Les garanties constitutionnelles de la liberté d'expression : lecture dans le brouillon de la Constitution». Participeront à cette rencontre le SNJT, l'association féminine Nour, des journalistes, certains élus de l'ANC représentants de Tataouine et la société civile de ladite ville. Il s'agira de miser sur le consensus national pour remplacer la violence politique, de lire une analyse juridique de l'avant-projet de la Constitution selon les standards internationaux et les instances constitutionnelles (leur fonction et les obstacles auxquels ils font face). Les soucis de la presse régionale et l'expérience électorale à Tataouine feront partie des débats. Durant cette rencontre, la femme sera présente. Les problématiques quotidiennes que rencontre la femme rurale tunisienne de la région seront exposées.