« Il est préférable qu'un artiste conserve son indépendance vis-à-vis de tout parti politique... » Céramiste plasticienne, Hbiba Harrabi transgresse les limites, ne tient compte d'aucune frontière. C'est ce qui lui permet toute liberté dans sa création. Face à la mer, jouer, créer et modeler la terre occupe une place privilégiée dans sa vie. Le travail de la terre, en particulier, semblait donner des points d'appuis, des racines. Assez tôt, lors de ses études à l'Institut supérieur des beaux arts de Nabeul, elle a choisi la céramique pour s'exprimer. Ce qu'elle désire développer est une réflexion sur le rapport intime que l'on entretient avec les objets de notre environnement quotidien; des objets que l'on porte ou que l'on utilise. Il s'agit plus précisément de se questionner sur la relation épidermique et sur notre rapport émotionnel aux objets. Hbiba ne cesse de façonner avec finesse dans son atelier, des objets en poterie qui prennent des formes et des motifs singuliers leur conférant ainsi particularité et originalité. Elle a voulu bien se confier à notre journal Le Temps : comment a débuté votre carrière? Hbiba Harrabi : les expressions artistiques m'ont interpelée depuis mon jeune âge. Le travail de la terre, en particulier, semblait donner des points d'appui, des racines. Assez tôt, lors de mes études à l'Institut supérieur des beaux arts de Nabeul, j'ai choisi la céramique pour m'exprimer. J'ai d'abord façonné des personnages assez réalistes d'après ce que je pouvais observer dans la société tunisienne. Il s'agissait de scènes sociales où le peuple était représenté avec un certain humour et une certaine tendresse. Puis, peu à peu, il y eut comme un désir d'émanciper ces personnages, de leur faire connaître d'autres horizons, de leur faire rencontrer d'autres cultures. Il s'est donc agi pour moi d'inventer un peuple nouveau, un peuple qui n'existait pas encore. *Votre travail, mélange des recherches de forme et d'émotion. Quelle est votre source d'inspiration ? - Je suis aujourd'hui sensible aux événements du monde et plus particulièrement à ceux qui touchent la Tunisie. Dans cet environnement, je suis à la fois portée par les sculptures anciennes, les poupées de Sejnane, certaines figurations puniques, mais aussi par des arts plus contemporains parmi lesquels on trouve Giacometti, Picasso, Matisse... Il y a dans mon travail, un besoin de réconcilier les temps anciens et les temps à venir, un besoin de conserver une forte identité tunisienne tout en m'ouvrant à d'autres cultures. Mon inspiration est de ce fait, une inspiration métisse faite de traditionnel et de nouveau, de national et de polyculturel. *Quels matériaux utilisez-vous dans votre création ? - La matière première que j'utilise, c'est la terre, MA terre. Et cette matière que je travaille dans la précipitation, je la confronte à des matériaux bruts: vieilles boites de sardines, planches de chantier cloutées, marc de café, ou sable du désert... *Quels sont vos thèmes de prédilection ? - Mes thématiques se situent dans un mouvement paradoxal. Il y a la fixité et l'enracinement d'une part et le nomadisme et l'errance, d'autre part. On pourrait dire que j'essaye d'inventer un espace qui serait ici et ailleurs, hier et demain. Au cœur de ces thématiques, reviennent les sujets de l'attente, de voyage, de confrontation des espaces et des cultures. J'ai par exemple, toujours à partir de la terre, créé des installations, performances et vidéos dont les titres sont, me semble-t-il, assez éloquents : NOMADE, EN VUE DE L'ACHIPEL, PEUPLE EN ATTENTE, PEUPLE DEBOUT, MIRAGE... *Quand vous commencez un travail. Avez-vous une idée préétablie ou pas du tout ? - Au début de ce que j'entreprends, il y a un projet. Ce projet se transforme peu à peu par mes doigts mais aussi par les accidents qui peuvent surgir. Surtout le projet évolue face aux matériaux auxquels je le confronte. * Quels sens sont particulièrement en éveil chez vous, quand vous pétrissez l'argile ? - Bien entendu, le sens du toucher est avant tout en éveil quand je modèle. Au fond, il me semble que les arts plastiques qui sont des arts visuels, donnent avant tout l'envie de toucher. Quant à la sculpture, qui, visitant un musée, n'a pas eu le désir de caresser le marbre ou le bronze d'une sculpture ? Moi, je commence par toucher, mais les yeux se mettent à guetter, à scruter, à comprendre. Il y a aussi, plus étrangement, le sens du goût qui est en alerte. Bien souvent, j'ai eu la tentation e mordre la terre, de la goûter. Et, en vérité, ce sont tous les sens qui s'éveillent, car, tout en façonnant de mes mains, j'entends. Il y a comme une musique qui rythme mes mains, qui donnent de l'harmonie à l'objet que je modèle... *Vos travaux sont-ils le reflet de votre richesse intérieure ? - Je commencerai par dire que je n'aime pas l'exhibitionnisme. Trop d'artistes contemporains, au lieu d'entrer en relation avec le monde, se contentent d'exhiber leur bonheur ou leur douleur. Cependant, bien sûr, il y a de l'intime qui transpire dans les ouvrages que nous exposons. La sensibilité est une affaire intime et, sans sensibilité, il ne peut y avoir d'émotion, et, sans émotion, il n'y a ni art, ni poésie. C'est ce mouvement de l'intérieur vers l'extérieur qui s'appelle “expression". Alors, quel artiste ne met-il pas ses tripes, son cœur en exposition ? Ce qui compte, pour moi, c'est que ce mouvement du dedans vers le dehors, puisse être considéré comme une rencontre, comme une relation qui pourrait se résumer par : De moi à vous ! *Quelles sont les pistes sur lesquelles vous vous engagez ? - Permettez-moi de répondre avec un peu d'humour en disant : je m'engage à la fois sur des pistes enneigées et à la fois sur des pistes de sable brûlé de soleil. Je dis ça pour exprimer mon désir d'être ici et ailleurs, dans la relation. *Y a-t-il- des œuvres qui vous ont marquée plus que d'autres ? - Dire les œuvres marquantes pour moi, serait refaire d'une certaine manière L'INVENTAIRE de Jacques Prévert où coexistent des objets bien différents les uns des autres : Un masque punique, la VICTOIRE DE SAMOTHRACE, les calligraphies arabes, LHOMME QUI MARCHE de Giacometti, LE RADEAU DE LA MEDUSE de Géricault, LA LIBERTE GUIDANT LE PEUPLE de Delacroix, Rodin, Picasso, Matisse, ... *À votre avis, les artistes ont-ils un rôle spécifique dans la société d'aujourd'hui? - Il ne me paraît pas possible de s'exprimer, sans exprimer ses idées, ses convictions, ses prises de positions. Et, en Tunisie où le débat public révèle de profondes tensions, certes, l'artiste doit tenir une place dans le cours du monde. *Quels sont les artistes que vous admirez ? -Je ne voudrais pas paraître trop féministe, mais il faut que je dise que Mona HATOUM, Niki de Saint Phalle, Louise Bourgeois, Sophie Calle sont, en quelque sorte, mes copines de talent. Aussi, plein d'artistes tunisiens et surtout les artistes de l'école de Tunis, comme AMMAR FARHAT, JELLAL BEN ABDALAH, ABDELAZIZ GORGI, EDGAR NAKACH, ZOUBAIR TURKI et ANTONIO CORPORA et le sculpteur sénégalais N'dari Lo. *L'acte artistique est-il indissociable du politique ? - La politique, au sens restreint du terme, risque d'entraver la liberté personnelle, individuelle d'expression. Je pense qu'il est préférable qu'un artiste conserve son indépendance en dehors de tout parti. Mais s'il s'agit de la politique au sens large avec les thèmes de la liberté, de la respectabilité de tout être humain, alors là je crois que c'est le devoir de chacun que de s'engager. *Peut-on vivre de son art ? - Certaines personnes ont la possibilité de vivre de leur art, c'est assez rare. Le problème est de garder son indépendance, de ne pas céder aux exigences du marché. J'ai, à ce propos, effectué une performance intitulée LE POIDS DE L'ART et qui est justement une critique de l'art devenu une simple marchandise. *A quel point, l'aspect technique est-il important dans vos œuvres ? - En ce qui concerne le travail de la terre, les aspects techniques sont de première importance. Il ne s'agit pas de créer une œuvre qui briserait lors de la cuisson. Et puis, c'est par la technique que nous arrivons à donner tel ou tel aspect au travail. Le raku, par exemple, ou l'enfumage sont des techniques qu'il faut posséder si l'on veut contrôler l'ensemble de la chaîne de création. Mais la technique doit servir l'expression et le mieux est de suffisamment la posséder pour l'oublier. *Sur quel projet travaillez-vous en ce moment ? - J'essaye actuellement de rendre mon travail plus libre encore. Pour ce faire, je perfectionne mes techniques en échangeant mes expériences avec celles d'autres artistes et particulièrement avec d'autres céramistes. Mon atelier est aujourd'hui occupé par une foule de personnages stylisés qui expriment la mise en marche. Quand Giacometti sculptait L'HOMME QUI MARCHE, il mettait en route toute l'humanité. Moi, je suis évidemment plus modeste, c'est un peuple imaginaire que je voudrais mettre en marche. Ce sont d'assez grandes sculptures de céramiques brutes traitées avec des enfumages ou des adjonctions de sel, de sable, de métaux ou de bois. Comme je vais participer en octobre 2013 à la biennale d'art contemporain à Besançon et une autre biennale à Paris.