« Il faut un très large Front Démocratique pour éviter à la Tunisie de plonger dans l'obscurantisme » Salah Zghidi a le grand mérite d'avoir côtoyé toutes les tendances de la Gauche, intellectuel averti, activiste indépendant des partis politiques, syndicaliste, militant des Droits de l'Homme, il est loin d'être satisfait de la situation générale qui vit à l'heure actuelle le pays. Il lance un appel à un sursaut d'orgueil national lors des prochaines élections pour éviter au pays de sombrer dans les affres de l'obscurantisme. Comment juge –t-il le brouillon de Constitution ? Comment sortir de la crise ? Où commenceront les alliances à faire et jusqu'où iront-elles pour assurer aux Tunisiens le non retour de la dictature ? Des réponses utiles ont été formulées par notre invité. Le Temps : quelle est votre analyse de la situation politique dans le pays ? Salah Zghidi : ce qui me frappe dans cette situation politique, c'est qu'elle est très mauvaise et désastreuse. La Tunisie n'a jamais connu une situation aussi bouleversante et catastrophique sur tous les plans. Et pourtant la Tunisie a vécu dans le passé des moments très difficiles, mais pas autant. Est-ce parce que, c'est la première qu'en Tunisie comme dans le monde arabo-musulman d'ailleurs, l'Islam politique accède au pouvoir ? Ce qui m'intrigue est que dans cette situation qui dans une large partie est liée à l'islam politique, les forces de l'opposition évitent de dire la réalité des choses. C'est la première fois que nous sommes dirigés par des personnes à la fois, incompétentes, ignorantes et par-dessus le marché arrogantes. C'est l'outrage de l'ignorance. Je peux citer des choses qui se passent pour la première fois en Tunisie, y compris en comparaison avec l'ancien système qui ne brillait pas par son respect des Droits de l'Homme. Avez-vous des exemples ? Certainement. Au niveau de la magistrature, si avant le 14 Janvier, le ministre de la Justice donnait des ordres aux magistrats pour qu'ils prononcent tel ou tel jugement, aujourd'hui, nous sommes allés plus loin. Dans l'affaire Samy Fehri, la justice prononce un jugement à travers la Cour de Cassation, la plus haute instance juridique. Le ministre l'annule d'un trait de plume. Jamais auparavant, un ministre n'avait licencié d'un simple trait de plume 82 magistrats, sans avoir convoqué le Conseil de discipline. Un PDG d'une entreprise publique ou privée, ne peut licencier un petit agent sans passer par un conseil de discipline. Un jeune se trouve en prison pour sept ans et demi, tout juste pour une caricature dans son blog. Avant le 14 Janvier des personnes ont été condamnées pour leurs opinions, mais pas pour l'atteinte au sacré. Jamais une galerie d'art n'a été attaquée pour revendiquer sa fermeture. Jamais on a fait comparaître en justice un Directeur d'une chaîne de télévision Nessma Tv, pour un film projeté, ni attaqué une salle de cinéma. Jamais on n'a procédé à des tirs de chevrotine atteignant les yeux comme on l'a fait à Siliana. Jamais on a lancé et légitimé une prétendue association de protection de la Révolution pour attaquer des meetings. Depuis des décennies on n'a pas vu des milices. Que pensez-vous du brouillon de la Constitution ? Je crains que nous arrivions à la même confusion qui règne en Egypte où l'on vote une Constitution avec 60% des voix. C'est la même école, le même modèle celui des Frères musulmans. Dans une Constitution faite pour cinquante ans et plus, ce n'est pas la majorité qui décide. On peut passer plusieurs éléments qui théocratisent le pays. On nous engage dans un système qui nous ramènera plusieurs décennies, voire un siècle en arrière. Comment sortir de la crise ? Ennahdha est propulsé au pouvoir, le 23 octobre par des élections. C'est cette voie que nous avons choisie. Tous les changements doivent se faire à partir des urnes. Il y'a eu des escarmouches. L'essentiel est de se préparer pour les prochaines élections. Chacun doit assumer ses responsabilités et choix. Est-ce que nous allons faire de la Tunisie un cadeau à ceux qui la gouvernent actuellement avec les catastrophes économiques et sociales que nous avons eu à subir. Ils continueront à faire la même chose, durant cinq ans ou dix ans encore. Nous avons vu ce qu'ils ont fait en un an. Ils commencent à mettre sur pied leur propre projet de société. Nous avons vu ce qu'ils ont fait pour mettre la main sur les rouages de l'Etat. Ils vont islamiser l'Etat et la société. Ceux qui les laisseront faire, assumeront leur responsabilité historique. Quelle est l'étendue des alliances à faire ? Où commenceront-elles et jusqu'où iront-elles ? Si l'objectif est de battre Ennahdha dans les présidentielles et les législatives, les calculs sont clairs. Il faut une seule candidature que ce soit pour les présidentielles ou les législatives. Dans le prochain parlement, il faut faire passer le nombre de sièges d'Ennahdha de 89 à 20 ou 30 sièges. Ainsi Ennahdha aura perdu une bonne part de ses voix. Il faut un Front Démocratique. Tous ceux qui refusent que la Tunisie aille en arrière, qu'ils soient de Gauche, de Droite ou du Centre doivent y être. Celui qui veut jouer solo, comme au Front populaire, va disperser les forces qui veulent le changement. Avec plusieurs candidats à la présidentielle ou aux législatives, Ennahdha passera. Celui qui avance en rangs dispersés, fera l'affaire d'Ennahdha qui restera au pouvoir. Je l'accuse de vouloir gouverner avec elle. Nous avons une chance historique à saisir, sinon Ennahdha en aura encore pour cinq ou dix ans. En Iran, lorsque les islamistes ont sauté sur la Révolution pour la récupérer, les analystes avaient dit qu'ils ne resteront que cinq ans. Ils sont toujours là. Que faire ? Je lance un appel d'éviter de faire la bêtise de donner la Tunisie en cadeau. Il faut constituer dès maintenant un Front démocratique uni. Lorsqu'on se rassemble, les citoyens seront plus motivés pour voter. Dans les couches populaires, on préfère les grands matchs entre grandes équipes. Nous sommes un certain nombre de personnes à vouloir créer un mouvement d'opinions pour faire pression sur les partis concernés pour éviter à la Tunisie de plonger dans l'obscurantisme.