Par Dr. Riadh BEN SLAMA (Pr. Agrégé en médecine) Personne ne nie plus le niveau atteint par la médecine tunisienne, avec des indicateurs de santé globaux positifs et des équipes médicales performantes exerçant de plus en plus d'attrait sur des patients étrangers, qui sont de plus en plus nombreux à venir se faire soigner dans notre pays… Faut-il rappeler que ce niveau atteint par la médecine tunisienne résulte entre autres d'un niveau de formation médicale de haut niveau qui est surtout le fruit de véritables « Ecoles » mises en place dans les différents hôpitaux par nos premiers maîtres, à qui nous rendons hommage ; véritables pionniers qui ont laissé un héritage de traditions et de règles ayant permis de pérenniser un excellent niveau de formation médicale en Tunisie. Cependant une question préoccupante est de plus en plus posée aujourd'hui: à savoir s'il est possible de continuer à assurer le même niveau de formation aux nouveaux médecins tunisiens, sachant que le nombre d'étudiants en médecine ne cesse d'augmenter, que les hôpitaux universitaires sont de plus en plus débordés et que le corps professoral hospitalo-universitaire est dans le désarroi ? Une démographie médicale qui « explose » Il existe actuellement dans la société tunisienne un engouement sans précédent pour les études médicales. Ainsi des milliers de familles souhaiteraient orienter leurs enfants vers les études médicales. Ce phénomène est d'autant plus inexpliqué, que ces études sont devenues de plus en plus longues et ne permettent plus comme naguère, d'aboutir à une carrière professionnelle assurée, à la « fortune » et la notoriété. Cette pression sociale fait que le nombre d'étudiants en médecine ne cesse d'augmenter. Ainsi, nous nous retrouvons actuellement, avec plus de 7000 étudiants, internes et résidents en médecine et dont nous devons assurer la formation. Ce nombre « effrayant » est à ajouter à un nombre approximatif de 3000 étudiants tunisiens envoyés par leurs familles pour des études de médecine dans les facultés étrangères essentiellement en Europe de l'Est. Cette démographie médicale non maîtrisée, couplée au problème de la mauvaise répartition entre les régions et qui n'est pas prête d'être résolue avant plusieurs années, risquera d'aggraver encore plus le problème du chômage des médecins ainsi que certaines pratiques engendrées par la concurrence et qui vont à l'encontre de l'éthique médicale. Sans oublier enfin que ce surnombre de médecins, alourdira encore les dépenses de soins. Et même si certains peuvent considérer que notre pays aura besoin de ce grand nombre de médecins, avons-nous réellement la capacité d'assurer la formation de ce flot de jeunes médecins ? Des services hospitalo-universitaires débordés Si la formation médicale théorique se passe actuellement de façon globalement satisfaisante dans nos facultés de médecine, il n'en est plus de même pour la formation pratique, celle là même qui constitue de loin la base de la formation d'un médecin. Cette formation, voire, cette éducation qui s'apparente parfois, à une instruction militaire, se passe essentiellement dans les hôpitaux universitaires. Or, force est de constater que ceux-ci sont depuis des années au bord de la saturation, avec des malades de plus en plus nombreux et dont les pathologies sont de plus en plus compliquées, sans parler du déficit financier chronique. Ensuite les services hospitaliers reçoivent actuellement un nombre d'étudiants (1er cycle, 2ème cycle, internes, résidents et étudiants en équivalence des facultés étrangères) qui dépasse de loin toute possibilité d'encadrement selon les normes reconnues. Le désarroi du corps médical hospitalo-universitaire Dans la plupart des pays du monde et en particulier dans les pays reconnus pour la qualité de leur médecine, les médecins universitaires, qui ont la lourde et délicate charge de la formation médicale et qui sont donc les garants de l'avenir de la médecine, sont considérés comme « un corps d'élite » où une attention particulière est portée à leurs conditions matérielles et à leurs conditions de travail, l'apport de ce corps de métier à la société étant inestimable. Or et depuis quelques années maintenant, ce « corps d'élite », exerce dans des conditions de plus en plus difficiles, et est surtout accablé de soucis matériels, incapable de boucler les fins de mois et ne se sentant plus faire partie de l'élite sociale. A moins de s'adonner à une activité privée complémentaire (APC), qui n'est pas toujours possible et qui n'intéresse qu'une infime minorité parmi nous. Actuellement, le départ massif de nos collègues vers le secteur médical privé, ainsi que le refus des jeunes médecins d'accéder à la carrière hospitalo-universitaire, sont des signes des plus alarmants et il devient urgent de trouver des solutions qui ne peuvent découler que d'une nouvelle vision du statut du médecin universitaire ; en effet il n'est plus concevable de considérer ce secteur comme n'importe quel secteur de la fonction publique, surtout qu'il existe en face un secteur médical privé, où les rémunérations et les conditions de travail sont sans comparaison. A ceci s'ajoute un fait nouveau, à savoir le départ des médecins universitaires tunisiens vers les pays du Golfe arabe voire aussi en France et bientôt en Allemagne, pour exercer dans des conditions sans comparaison avec les nôtres. Finalement, il est clair, que si rien n'est fait dans l'immédiat, nos hôpitaux universitaires perdront leurs meilleurs cadres médicaux, ou ce qui en reste. Une formation médicale adéquate sera alors de plus en plus difficile à assurer. Le Professeur en Médecine tunisien, qu'on dit le meilleur dans le Maghreb, a besoin de retrouver son statut social et sa fierté. Ses étudiants ainsi que ses patients en auront grand besoin !!