Le mouvement Ennahdha vient de fêter son 32ème anniversaire, une fête qui nous rappelle celles d'une époque révolue ou plutôt qu'on croyait comme telle, mais qui se poursuit sous d'autres appellations et avec d'autres couleurs. Cette commémoration était à l'image de son congrès de juillet 2012, puisqu'aucun bilan n'était établi, ni aucune autocritique n'était faite, c'étaient des festivités folkloriques qui ne différaient en rien de celles du 7 Novembre : des chants, des slogans creux et des speechs faisant l'apologie du parti. Et lorsque l'un des leaders, en l'occurence cheik Abdelfattah Mourou, s'en est démarqué en appelant au respect de la différence, il était chahuté, ce qui l'a obligé à interrompre son discours et à quitter la tribune pour rejoindre le podium d'honneur où se trouvait une figure du régime déchu dont les contestataires venaient de réclamer l'exclusion politique des représentants au nom de ce qu'ils appellent la « loi de protection de la révolution » !!! Voilà un échantillon du double discours et de la démocratie dont se réclamant les dirigeants et les partisans de Ennahdha. Ils ne sont pas prêts à en faire usage même pas avec leurs propres chefs que dire alors des autres jugés des ennemis qu'il faut, suivant leur logique, éliminer, non pas par des méthodes démocratiques, mais avec les gros moyens, et les attaques réitérées contre les meetings politiques et les manifestations des partis de l'opposition sont là pour l'attester. De plus, ils font la part des choses dans leur traitement de la question des Rcédistes, ils accordent leur pardon et leur bénédiction à ceux d'entre eux qui acceptent d'intégrer leurs rangs moyennant, toutefois, argent et dévouement, et rejettent les autres, ceux qui n'acquiescent pas à leurs caprices et refusent de faire des concessions. Et on connaît bien la liste des « repentis » qui sont soit reconduits dans leurs postes, soit promus à des postes supérieurs. Projet passéiste En fait, cette conception de la question démocratique par le mouvement Ennahdha n'est pas surprenante du tout, elle ne peut surprendre que ceux qui ne sont pas renseignés sur sa littérature. En effet, depuis le départ, elle a adopté un lexique spirituel entièrement puisé dans la religion et qui n'avait rien à voir avec le glossaire politique. En d'autres termes, leur langage ne comprenait pas le vocabulaire usité par les partis politiques tels que démocratie, séparation des pouvoirs, élections, égalité sociale, justice, droits de l'homme, égalité des sexes… Bien avant sa légalisation en 1981, Ennahdha était en rupture totale avec son époque et s'inscrivait dans l'histoire lointaine en ne se référant qu'à la charia comme loi suprême, la seule, à leurs yeux, capable de gérer aussi bien la vie temporelle qu'intemporelle et s'appliquant, donc, à tout lieu et à toute époque. Rien dans leur idéologie, ni dans leurs pratiques ne prédisposait ces islamistes à constituer un vrai parti politique, ils représentaient plutôt une secte religieuse qui prêchait l'islamisation de la société faisant fi de toute l'œuvre gigantesque réalisée, dans tous les domaines, par l'humanité à travers les longues siècles. Ils comptent résoudre toutes les difficultés diversifiées et complexifiées enfantées par la modernité au moyen de la loi divine agissant, ainsi, comme celui qui essaye de réparer une panne mécanique par des formules magiques. Ils n'avaient aucun programme, ni économique, ni social, ni politique, ni culturel, ni environnemental…, leur seul et unique programme c'était le pouvoir qu'ils affectionnaient en dépit de leur noviciat politique, et pour cause, la structuration quasi militaire de leur mouvement. C'était leur seul point fort sur lequel ils misaient pour accéder au trône et le seul caractère qu'ils ont affiché en pointant le bout de leur nez sur la scène publique. Entrée en scène musclée L'avènement du mouvement « tendance islamiste » était effectué, tout d'abord, sur la scène universitaire à l'aube des années 70. Tout laissait entendre que ces débuts timides de ce courant de pensées nouvellement constitué préfiguraient un changement radical au sein de l'université. En effet, en très peu de temps, il a pris de la dimension en se dotant d'une assise plus ou moins confortable. Ce phénomène fulgurant n'était pas isolé, il était enfanté et favorisé par la conjoncture, leur apparition a coïncidé avec la fin de l'ère nassérienne et le retour des « Frères musulmans » écartés par Jamal Abdel Nasser et dont ils sont l'une des variantes. Par cette irruption sur la scène publique et politique arabe, ils se présentaient comme une alternative au panarabisme en difficulté après la débâcle de la guerre des six jours de 1967. Leur présence s'est renforcée avec la révolution iranienne en 1979 où ils ont procédé à une démonstration de force en rassemblant leurs partisans dans une grande manifestation qui était suivie, vers la fin de la même année, d'une attaque paramilitaire sanglante contre les étudiants de gauche au campus universitaire. Cet événement a inauguré une nouvelle phase à l'université qu'il a plongée dans une spirale de violence d'une nature et d'une envergure jamais connues jusque là, les batailles rangées qui opposaient communistes et islamistes devenaient des pratiques courantes. L'un des grands épisodes de cette confrontation continue était celui du 30 mars 1982 où les premiers ont organisé une contre offensive contre ces derniers à la faculté des lettres de la Manouba qu'ils ont prise en otage après qu'elle était leur fief incontestée et incontestable. Dès leur apparition, les Islamistes, bénéficiaient de privilèges dont étaient privés les mouvements de gauche, étant donné qu'en plus des mosquées dont ils se servaient comme des locaux et où ils organisaient leurs assemblées populaires, ces islamistes jouissaient d'une tribune médiatique incarnée par le magazine « Al Maârifa » ( la connaissance ) qui était imprimé par la société d'édition et de presse « Dar Al Amal ». C'était la preuve irréfragable que le régime de l'époque soutenait les islamistes contre les communistes dont il voulait paralyser l'action grandissante et en qui il voyait une vraie menace à l'assise de son pouvoir. Cette instrumentalisation et cette complicité mettaient au grand jour une vérité : la contradiction principale des islamistes n'était pas avec le régime mais avec la gauche. L'opposition entre les deux camps traduisait une hostilité encore plus profonde qu'on aurait tendance à le penser, elle ne consistait pas en une simple compétition de leadership où chacun voulait occuper la première position. La lutte entre eux n'était pas simplement politique, elle faisait monter à la surface une vieille polémique d'ordre idéologique. Modernité et Islamisme se confrontaient, ils reprenaient une lutte déjà amorcée il y a belles lurettes avec d'autres dénominations. Les origines du conflit En effet, dès la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, un mouvement réformiste était constitué par des esprits éclairés qui ont réalisé que le retard considérable qu'accusait l'Orient par rapport à l'Occident était dû à son figement et conclu que pour dépasser leur handicap et sortir de cet état sclérosé établi par l'empire ottoman, les Musulmans devaient réinterpréter leurs textes sacrés et les adapter à l'esprit de l'époque pour faire évoluer leurs institutions à l'image de ce qui existait en Europe et consacrer la liberté et la justice dans leurs nouveaux textes. Ce mouvement moderniste esquissé conjointement en Tunisie et en Egypte s'est heurté à une forte résistance de la part des ultraconservateurs qui voyaient dans cette action une menace à la religion. Ils refusaient catégoriquement d'emprunter aux Européens quoi que ce soit et soupçonnaient les réformateurs de vouloir exclure la charia, la seule et unique source de tout pouvoir, pour eux. Donc, il n'était pas question d'en changer la nature divine comme le souhaitaient les premiers qui, toutefois, n'ont pas capitulé. Face à l'intransigeance de ces dogmatiques, ils ont changé de tactique en faisant appel à des astuces leur permettant de procéder à un changement fondamental tout en gardant les vieilles apparences. Ainsi, ils ont réussi à récuser ou plutôt à contourner la charia vue par ses défenseurs comme étant le code suprême régissant aussi bien l'au-delà que l'ici-bas, à séparer, relativement, la vie politique et sociale de la religion, à établir l'indépendance du pouvoir politique vis-à-vis du texte religieux. Grâce à cet effort, la loi fondamentale de 1857 et la constitution de 1861 étaient promulguées, et l'ère du droit positif était inaugurée, abstraction faite, bien entendu, de leurs imperfections et de leurs contenus antipopulaires et de leur caractère antinational. Cette victoire du camp des réformistes était confortée par la génération du début du siècle suivant où, par exemple, le grand poète, Abou Al Kacem Chebbi, a lancé un appel à la révision du patrimoine artistique et où le grand penseur, Taher Haddad, a conclu à l'historicité de la pensée religieuse et sa relativité allant jusqu'à considérer que les éléments participant à la constitution de la pensée arabe tenaient leurs racines de la langue de l'époque préislamique. Quant à Abdelaziz Thâalbi, il a réclamé des réformes modernes et a même dénoncé les sectes qui séparaient les Musulmans et les lois de la charia entravant les rapports entre ces derniers et les Juifs. Ce courant de pensée moderniste s'est solidifié avec la naissance du Parti Communiste Tunisien et du mouvement syndical au début des années 20. Le passage de témoin entre les générations était assuré et la première manche s'est soldée par la constitution de 1959 comprenant la plupart des fondements de la pensée politique moderne. Les conservateurs, réunis autour de la Zeitouna, ne se sont pas éclipsés, ils leur ont opposé, tout au long de cette longue période, une résistance farouche. Mais, ils étaient en minorité numérique, la voix du peuple était prépondérante, en ce sens qu'en établissant le code du statut personnel, Bourguiba n'a fait que consacrer une réalité sociale qui s'imposait par elle-même et qui était l'aboutissement d'un long processus évolutif. Donc, comme on le voit très bien, Ennahdha n'a rien à voir avec l'action réformiste de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle et le patrimoine qu'elle nous a léguée comme elle le prétend. L'invasion islamiste Après le 14 Janvier, la bataille reprend de plus belle et cette fois-ci le théâtre est élargi, puisqu'il dépasse le cadre universitaire pour embrasser l'ensemble de la société. La confrontation entre modernistes et conservateurs prend de l'ampleur surtout avec l'avènement du parti islamiste Ennahdha. Depuis son accession au pouvoir, d'autres groupes ultra-islamistes haussent le ton et recourent à des moyens intimidants et beaucoup plus agressifs que ceux qu'ils ont utilisés par le passé. Et l'apogée de cette violence politique qu'ils ont instaurée c'était l'assassinat de Chokri Belaïd, le martyr de la liberté. Cet épilogue tragique était prévisible, puisque les débuts de ce gouvernement se sont accompagnés d'une escalade de violence perpétrée contre la société politique et civile par les différents groupes islamistes, ceux connus sous le nom de Salafistes comme les autres réputés être moins fanatiques, aidés en cela par les milices baptisées « ligues de protection de la révolution ». Le mode de vie des Tunisiens sous tous ses aspects est remis en cause par ces fondamentalistes dont la perception et la pratique de l'Islam diffèrent totalement de celles qui sont ancrées dans le pays depuis des siècles. Ceux qui ont payé la facture la plus chère étaient les artistes jugés comme des profanateurs par ce jury de l'art divin. La manifestation artistique du mois de mars 2012 sur l'Avenue « Al Abdelliya » et le professeur de théâtre du Kef en sont les séquelles les plus indélébiles. L'université tunisienne a eu son lot de ces attaques, on a voulu lui imprimer de nouvelles habitudes à commencer par le port du Nikab et la séparation entre les sexes dans les restaurants universitaires. Plusieurs facultés du pays étaient le théâtre d'actes de barbarie et où les étudiants étaient terrorisés, ils perdaient toute quiétude dans une atmosphère lourde de menaces. L'institution qui a le plus souffert de cette loi de la jungle c'était la faculté des lettres et des humanités de la Manouba qui était assiégée avant même l'entrée en exercice du gouvernement de la Troïka qui a fait la sourde oreille aux appels réitérés par les universitaires et les étudiants et n'est pas intervenu pour rétablir l'ordre et assurer la sécurité de ces derniers menacés chez eux par des intrus armés d'armes blanches et de massues. Le choix de cet établissement universitaire n'était pas gratuit, loin s'en fallait, il était ciblé pour les valeurs qu'il incarnait, qu'il incarne encore et toujours, à savoir celles de la liberté, de l'égalité, de la tolérance et de la modernité ; ce temple du savoir et des lumières était sanctionné pour son rôle d'avant-garde dans toutes les luttes entreprises contre l'obscurantisme. Le siège n'a été levé qu'après la défaite des Islamistes aux élections des conseils scientifiques qui étaient remportées haut la main par l'UGET, c'était seulement là qu'ils ont quitté la partie. La démocratie en est sortie victorieuse, elle s'est avérée être l'arme la plus persuasive.