«On m'a accusé d'espionnage parce que j'ai osé quitter ma Tunisie et m'aventurer pour enseigner en Egypte ! » A peine la trentaine, elle a obtenu sa maitrise en Lettres modernes à l'Institut Supérieur des Sciences Humaines de Tunis depuis des années. S'aventurant dans l'univers du journalisme et de la photographie, elle a toujours rêvé d'enseigner le français. Faute de postes vacants et de conditions de travail dignes, elle décida de s'aventurer et de poursuivre son rêve en Egypte où la demande d'enseignants francophones est assez courante. Ibtihel s'envola enseigner la langue de Molière aux amoureux de Shakespeare. Or, dans un pays où il es toujours délicat de voir une jeune femme active remplir la tache d'enseignante et l'instabilité sociopolitique aidant, le rêve peut devenir un cauchemar. Sauf que notre jeune tunisienne intrépide et déterminée défie la peur, la violence ascendante en Egypte et poursuit sa mission de professeur. Le Temps : Quand avez-vous décidé de partir en Egypte? Quelles étaient les raison d'un tel périple ? I.Zaatouri : Ma décision remonte au mois de septembre 2012. A l'époque et après tant d'années d'errance pour me dénicher un boulot dans ma spécialité, j'ai constaté qu'en Tunisie je ne pourrais pas exercer le métier que je voulais (l'enseignement de la langue française). J'ai fait beaucoup de recherches et j'avais le choix entre deux pays, à savoir la Pologne et l'Egypte. Je n'ai pas trop hésité et j'ai opté pour le pays des Pharaons. N'aviez-vous pas peur que la situation dégénère à l'époque? Peur ! Non du tout ! Je viens de la Tunisie, le pays où la révolution est née. J'étais plutôt déterminée et certaine de mon choix. Cependant, sur place, c'est tout à fait une autre dimension. La réalité est tout à fait plus poignante ! En voyant le chaos au vrai sens du terme (infrastructure, pollution, pauvreté et désordre….), j'avais l'impression que je venais d'un monde totalement différent à celui où j'ai atterri. Je ne m'attendais pas qu'il y ait tant de rebondissements à l'échelle politique et sociale et que ces derniers soient aussi graves qu'ils le sont à présent ! En tant que jeune femme, enseigner la langue française dans un pays anglophone instable, n'était-ce pas une aventure? Oui une véritable aventure et je n'ai pu m'en rendre compte qu'une fois sur place. Vous allez me dire Pourquoi ? Tout d'abord, mon intégration n'était pas du tout facile. On me considère comme étrangère même si je parle en arabe. En outre, pour eux, il est tout à fait inadmissible qu'une jeune femme quitte sa famille pour venir enseigner dans un pays dont le peuple fait tout pour s'en aller. Ils y voyaient quelque chose de suspect. Ils n'arrivaient pas au départ, de comprendre les raisons qui pourraient pousser une jeune fille à quitter pays et foyer pour aller enseigner dans un pays instable et chaud. Cela leur paraissait étrange et incompréhensible. La meilleure, une fois une collègue qui n'arrivait pas à comprendre qu'est ce que je faisais parmi eux, m'a carrément dit : « je sais et j'en suis certaine ! Tu es un espionne israélienne »… Sur le tas, ces accusations m'ont choquée ! Une fois la surprise passée, cela m'a fait marrer et j'ai bien rigolé sur sa conclusion des faits... Quand la situation s'est complètement dégradée lors du départ de Morsi, comment avez-vous vécu ces moments-là? Lors du départ de Morsi, la situation était plus au moins stable. Il y avait, certes, de grandes tensions en l'air mais je n'ai jamais eu peur. J'étais, au contraire, contente de vivre et de partager avec les Egyptiens des moments historiques. Le 30 juin et les jours d'après, j'avais cette impression de vivre dans le pays de Candide. Cela ressortissait de l'utopie. Les gens partaient travailler le matin et manifestaient le soir avec tout le pacifisme du monde sans haine ni violence. J'étais heureuse pour eux parce que je connaissais leur peine et je la vivais avec eux au quotidien (coupures quotidiennes de l'eau et de l'électricité, manque grandissant de sécurité, désordre, anarchie et cherté incessante de la vie)… Pendant ces jours noirs, pouvez-vous exercer votre métier normalement et sortir? Avant que les choses ne prennent une tournure calamiteuse, oui facilement. Mais, il faut dire qu'il y avait des jours où personne ne sortait juste par précaution parce que la sécurité n'était guère garantie. Aujourd'hui que la situation est devenue tragique en Egypte et que la guerre civile est bel et bien annoncée, quelles craintes avez-vous? Tout d'abord, je suis contre l'expression de « Guerre Civile». Ce n'est pas le cas ! J'appellerais cela une remise à l'ordre de la part de l'armée et de la police. Ce que je crains sincèrement, c'est que cette situation dégénère encore plus et que je sois obligée de rentrer en Tunisie. Comment faites-vous pour subvenir à vos besoins vu que tout est gelé pour l'instant (argent, eau, vivres)? A vrai dire, comme j'ai pour habitude de faire mes courses d'habitude au début du mois, j'ai eu la chance de tout avoir à la maison quand la situation s'est gâtée. Ce que je tiens à souligner c'est que même si je n'ai rien, l'Egypte est le pays des résurrections. Il y a une naissance perpétuelle ! Ça fourmille ! Rien ne les intimide, rien ne les bloque ou les oblige à rester à la maison. Du coup, le matin tout est ouvert et l'on peut faire ses courses tranquillement. Aussi Dieu merci j'habite dans un endroit plus ou moins calme. Comment votre famille réagit à ce qui arrive en Egypte ? Ne vous ont-ils pas exhorté à quitter les lieux et à rentrer ? Ma famille a trop peur pour moi. J'ai beau les calmer, en vain. Mais, je les comprends ! Ce qui est véhiculé dans les médias ajoutent son grain de sel à la situation réelle. Il est vrai que la situation est souvent insoutenable et que la violence atteint son pic depuis des jours, il n'en demeure pas moins que je suis confiante. La crise finira par passer. Regrettez-vous d'être partie? Absolument pas ! Je suis ici en mission. J'enseigne, j'éduque, j'inculque un savoir et j'éclaire la jeunesse égyptienne. Je suis très heureuse d'être ici et de vivre avec ce fabuleux peuple que j'adore et que je respecte. Tout mon vœu est que Dieu les préserve, les protège et les guide vers le droit chemin et qu'ils puissent vivre enfin en sécurité et bâtir les premiers piliers de la démocratie. Propos recueillis par Melek LAKDAR A l'écriture de ces lignes, notre jeune enseignante de la langue française devait déjà avoir quitté l'Alexandrie pour s'envoler en mission de deux semaines en Argentine et compte retourner en Egypte. Notre dernière conversation avec elle s'achevait pour lui laisser le temps de préparer sa valise, parcourir 3 heures de route pour se diriger vers l'aéroport du Caire. Trois heures de périple de peur, et d'appréhension. Craintive mais souriante et confiante, elle nous promit de nous faire signe une fois en Argentine.