La Révolution tunisienne a franchi une nouvelle étape. D'une révolution qui marche sur la tête à la dépouille d'un mort « auguste » que certains continuent de vénérer et que d'autres veulent ‘immuniser'. Mais pour la plupart des acteurs politiques, la Révolution est achevée et, ses objectifs socio-économiques ne sont plus que des mensonges mystificateurs. Si l'on en est arrivé là, c'est parce que nous avons commis, après la Révolution, beaucoup d'erreurs que nous sommes en train de payer, dont celle d'en avoir confié la réalisation des objectifs de cette révolution à des hommes « d'ordre » qui ont accepté la révolution, non pas par préférence ou par conviction, mais parce qu'il n'est au pouvoir de personne d'agir comme si elle n'avait pas été. Aux trois chefs de gouvernement qui se sont succédé après la démission de M. Mohamed Gannouchi, il faut dire que leur profil d'hommes « d'ordre » rend leur tâche impossible. Ils ont privilégié les objectifs politiques de la Révolution, tout en ignorant carrément ses objectifs socio-économiques. Plus grave encore, la coalition qui s'est formée après les élections du 23 octobre 2011, avait fait sienne cette conception de la révolution, suivie d'ailleurs par la majorité des composantes de la classe politique, y compris la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Pourtant, la Révolution tunisienne apparaît comme une manière de revanche, une rébellion contre des mécanismes politiques et socio-économiques que les Tunisiens ont, cependant, créés (Etat moderne, constitution, institutions économiques et sociales, etc…) mais où ils ne s'y retrouvent plus pour s'épanouir, dès lors qu'on est arrivé à la situation où c'est une minorité qui vit et où la majorité ne fait que subir la vie. Pour cette majorité, qui se sentait exclue de la modernité en marche, la Révolution exprime une attente, la réalisation d'un rêve, d'un progrès social et d'impatience populaire, jusque-là non-formulés, car ceux qui sont en mesure de les exprimer, étaient tenus à l'écart des centres du pouvoir.
Révolution récupérée On se rend compte alors, que pour cette majorité, la Révolution est beaucoup moins la conquête du pouvoir politique que l'introduction dans le mode de vie de la société tunisienne, des valeurs nouvelles impliquant réorganisation des rapports essentiels entre l'individu et la société, le capital et le travail, la répartition du produit social… C'est donc d'une révolution socio-économique qu'il s'agit, qui se distingue de la révolution politique par l'ampleur des transformations socio-économiques qu'elle accomplit et qui doit prendre le pas sur la révolution politique, celle-ci ne venait normalement que sanctionner les résultats acquis par celle-là. Certes, la marche vers l'ordre démocratique est souvent perçue sous l'angle de la transition, c'est-à-dire d'un processus long, lent et graduel. Toutefois, la période de transition n'est pas, comme on semble l'accréditer, une période de gestion des affaires courantes et de préparation des élections, mais plutôt une période de changements effectifs des structures socio-économiques et politiques. Parce que la révolution socio-économique affecte profondément l'organisation sociale, économique et politique, parce que le gouvernement doit faire face à des difficultés marquées par l'urgence ; parce que la rapidité et l'ampleur du changement entraineraient une surcharge de demandes et d'aspirations et, parce que les circonstances où il se trouve, sont tellement mobiles et parfois même orageuses, le gouvernement doit être efficace et rapide dans la décision et dans l'action, surtout que dès le départ, ces gouvernements ont été confrontés à une situation économique difficile, aggravée par la crise économique et financière mondiale. Quelle ne fut la déception des Tunisiens, qui s'imaginaient volontiers, que le changement de régime améliorerait radicalement leur situation, lorsqu'ils ont vu que leur révolution a été récupérée par des acteurs politiques qui n'ont pas pris ou ont pris tardivement part à cette révolution. Quelle ne fut leur déception lorsqu'ils ont vu une Constituante, élue pendant un moment de fierté et d'émotion, selon un mode de scrutin qui favorise les petits partis et les petits groupes, prendre en otage leur Révolution. Quelle ne fût leur déception, lorsqu'ils ont vu la formation majoritaire dans la constituante imposer son agenda politique et faire adopter une ‘loi constitutionnelle' « sur mesure » qui a transformé une assemblée constituante en une assemblée législative et qui lui a permis de s'assurer le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, tout en ignorant les préoccupations socio-économiques de ceux qui ont fait la révolution. La Troïka Ne disposant d'aucune expérience gouvernementale, cette coalition au pouvoir depuis dix-huit mois, a donné le sentiment de privilégier ses objectifs et sa mouvance politiques à l'ouverture sur les compétences. Les ministres sont pour la plupart des « amateurs », choisis pour leur appartenance politique et non pour leur compétence. Cette coalition n'a jamais, du reste, trouvé un style de gouvernement susceptible de rassurer et de ramener la confiance. Plus grave encore, elle n'a jamais fait de la période transitoire, une période de transformation des structures socio-économiques. D'ailleurs, il ne peut pas en être autrement, parce qu'elle n'a pas d'idées en matière de réformes socio-économiques, pas plus qu'elle ne dispose d'une « pensée » en matière de finances publiques, d'économie, d'éducation, de santé…
L'opposition L'opposition, de son côté, n'est pas plus avancée. Très hétéroclite, elle ne paraît guère, elle non plus, avoir un programme commun, qu'il s'agisse de l'avenir politique du pays ou des réformes économiques, financières, fiscales ou sociales à effectuer. Ce qui la cimente, c'est l'hostilité à l'égard de la Troïka et plus particulièrement de sa composante principale : Ennahda, alors que le vrai débat politique qui aurait dû prévaloir, devrait porter, non sur la Troïka et sur les capacités individuelles de ses dirigeants, qui ne sont ni meilleurs ni pires que ceux de l'Opposition, mais sur la stratégie à adopter pour redresser l'économie, les finances publiques, la création d'emploi, la réforme de l'enseignement. Pourtant l'opposition sait parfaitement que l'équipe qui concentrera sur l'économie toutes les énergies et toutes les compétences gagnera demain la confiance des tunisiens. La société politique actuelle rappelle d'ailleurs celle décrite par le néerlandais Rob Riemen (‘L'éternel retour du faschisme', 2011) « une société de Kermesse, dans laquelle les hommes politiques affichent une image et des slogans dans le seul but de s'emparer du pouvoir et de le garder ». Une telle situation, si elle perdure, risque d'éloigner davantage encore les Tunisiens de l'idée démocratique, perçue non plus comme une promesse, mais comme une menace. Toutefois, et au-delà de la surprise politique et morale, la crise actuelle pourrait bien être l'occasion de remettre la révolution sur les jambes, pour qu'on aille, plus vite et plus fort, dans la réalisation de ses objectifs socio-économiques et donner ainsi de l'espoir aux exclus. Sur fond de turbulences politiques et avec une économie qui va très mal, tous les indicateurs économiques sont en rouge : le tourisme, les investissements, les finances publiques, les réserves en devises et les déclassements à répétition, avec l'insécurité qui règne dans le pays : assassinats d'hommes politiques, morts de jeunes soldats avec les déclassements à répétition, la politique suivie par la Troïka témoigne de l'absence totale de programme économique et social et de savoir faire gestionnaire. La sortie de crise La Tunisie n'a pas de temps à perdre. Si nous voulons sauver notre pays et survivre politiquement et économiquement, il nous faut des réformes « drastiques » (finances publiques, caisses de retraite, de maladie et de compensation, enseignement, etc.). s'inscrivant pleinement dans le cadre d'une restauration de l'Etat et de redressement économique et social. La Troïka a montré ses limites. Elle est incapable de procéder à de telles réformes. Il est admis alors que lorsque les professionnels de la politique échouent à faire sortir un pays de la crise, le recours aux experts et aux compétences devient une nécessité, car dans un tel contexte, le discours des experts rassure parce qu'il est exempt de subjectivité et se rattache non au croire mais au savoir. Plus concrètement, avec les compétences, on quitte le domaine incertain des simples convictions à celui de la connaissance et du savoir. Dans l'intérêt supérieur du pays, la Troïka doit s'effacer pour céder la place à un gouvernement de compétences, qui fasse de la restauration de l'autorité de l'Etat et du redressement économique et social, ses préoccupations exclusives. Sauf à s'affranchir de la réalité, c'est un effort exceptionnel, douloureux, mais indispensable, qui est demandé aux Tunisiens. Chacun de nous doit comprendre que le poids des déficits publics par rapport au P.I. B., le déficit des caisses de retraite et de maladie, de la Caisse de compensation, ont atteint des niveaux dangereux qui privent le pays de toute marge de manœuvres économiques. Tout laisse à prévoir que rétrospectivement, le peuple jugera sévèrement ces politiques (dont la préoccupation exclusive est le maintien au pouvoir), ces spécialistes et experts auto-proclamés et les autres bavards et « péremptoires » qui auront fait diversion en occupant les devants de la scène politique, alors que la situation économique et sociale du pays chavirait. Nous devons rompre avec la loi constitutionnelle actuelle et prendre dans les plus brefs délais une nouvelle loi constitutionnelle portant organisation provisoire des pouvoirs publics, prévoyant une nouvelle période transitoire de deux ou trois ans. Cette nouvelle loi est nécessaire à plus d'un titre : Elle assure la continuité de l'Etat en cas de rejet de la constitution. Elle assure le cas échéant la continuité de l'Etat pendant le temps nécessaire pour la mise en place des nouvelles institutions prévues par la constitution. Enfin, chacun de nous sait qu'il nous faut un nouveau compromis social. Or l'ampleur des sacrifices demandés aux uns et aux autres ne peut être résolue par la loi, mais par la concertation entre partenaires sociaux. Ceci veut dire qu'un gouvernement issu d'une élection, même s'il bénéficie d'une majorité confortable ne peut pas appliquer de telle réformes, car elle ne peut être décidée par de simples lois. C'est le soutien des partenaires sociaux, de la société civile et de la population qui conditionnent la réussite de ces réformes. Cette nouvelle loi organisant la période transitoire doit déboucher sur : L'élection d'un président de la République « intérimaire » élu au suffrage universel pour deux ou trois ans, en vue de la réalisation d'un programme commun. C'est le temps minimum pour concevoir et mettre en application une politique de redressement. Un gouvernement de compétences : il importe peu que ses membres viennent de droite ou de gauche ou qu'ils soient des anciens responsables. L'essentiel est que tous veuillent un pays redressé, car la vigueur du combat économique et social dépendra de la qualité de ces hommes. Une assemblée législative, dont le nombre est réduit (deux par gouvernorat avec au moins 50% de ses membres des jeunes), de préférence élue selon un mode de suffrage à deux degrés : des élections des conseils municipaux, qui éliront à leur tour les députés. Un conseil supérieur des réformes, composé de représentants des partenaires sociaux, des représentants de la société civile et des régions. Une telle solution permettra surtout d'assurer la cohésion sociale, dès lors qu'il n'y aura ni vainqueur ni vaincu. Elle permettra également de mettre fin au spectacle actuel de deux Tunisie « Islamistes » et « Laïcs », qui se regardent sans se comprendre. Parallèlement, la Constituante continuera sa tâche d'élaboration de la Constitution, sans intervention dans les pouvoirs législatif et exécutif. Par Habib AYADI: Professeur émérite à la Faculté des sciences Juridiques, Politiques et Sociales Tunis II