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Une révolution qui marche sur la tête
Opinion
Publié dans La Presse de Tunisie le 18 - 10 - 2012


Par Habib AYADI
Il y a des questions qu'on ne peut poser sans courir le risque d'être considéré comme un abstracteur de quintessence. La révolution tunisienne du 14 janvier 2011 est de ce nombre. Qu'elle soit présentée comme une réaction à un régime marqué par l'arrogance et le mépris du peuple, ou comme le produit du progrès de l'éducation avec une aspiration à participer à la gestion de la cité, ou comme une quête pour la dignité, la liberté et l'égalité sociale ou plus généralement comme le produit des technologies nouvelles de l'information et de la communication, elle trouve sa logique dans la loi de l'histoire : la transformation et le perfectionnement continu des sociétés et par là même des institutions.
L'expérience montre que même si le pouvoir refuse de se plier à cette loi, il y sera contraint, parce qu'aucun despotisme ne peut arrêter l'irrésistible mouvement de progrès. Mais ce qui est remarquable dans cette révolution, c'est qu'elle a inventé ses propres formes d'expression et a rassemblé, d'un coup, un peuple qui n'est plus découpé en opinions, en groupes sociaux ou en corporations. Plus encore, elle n'est pas seulement la manifestation d'une crise politique, mais également et surtout l'expression d'une véritable mutation civilisationnelle. Ce dernier aspect se confirme chaque jour à travers les autres révolutions arabes. Toutefois, le plus important, c'est qu'elle a introduit la justice et a consacré certains droits qui ont restitué à l'homme sa dignité d'être libre. Ce qu'on aime en elle, c'est le coup que cette révolution a porté à certains privilégiés. Ce qu'on admire en elle, c'est cette manifestation spontanée du pouvoir d'un peuple que jusque-là on considérait comme n'ayant aucun titre à l'exercer. Ce qu'on déplore, c'est sa récupération par certains acteurs politiques et son dépouillement de toute dimension socioéconomique. Elle est devenue chez certains une sorte de mensonge mystificateur. Quoi qu'il en soit et même si elle échoue, elle aura au moins créé le mythe de la révolution.
Pour le juriste, cependant, la révolution est le point de départ d'un nouvel ordonnancement juridique. Comme le soulignait R. Aron, une révolution est la substitution d'un ordre nouveau à l'ancien en tant que principe directeur de la vie sociale. Autrement dit, la révolution part du droit pour aboutir à l'émergence d'une idée nouvelle de droit qui est, elle-même, la représentation de l'ordre social souhaité par ceux qui ont fait la révolution, c'est-à-dire un nouveau droit qui remet en question certaines normes régissant la vie politique, économique et sociale.
C'est donc la société tunisienne et son organisation qui étaient impliquées par cette révolution. Les mécanismes constitutionnels ne sont visés qu'à travers cette organisation qu'on cherche à corriger et à changer.
Ramener ce mouvement révolutionnaire à un problème constitutionnel (élaboration d'une nouvelle Constitution), c'est en réalité transformer une révolution essentiellement socioéconomique en une simple révolution politique. En effet, une transformation du mode d'exercice de la fonction gouvernementale est insuffisante, si elle n'est pas accompagnée d'une révolution dans ce que les hommes se font du sens et des buts de la révolution, c'est-à-dire non seulement l'accès à la liberté et à la dignité, mais également et surtout à la justice sociale.
On pourrait alors se demander si, d'une part, des gouvernements intérimaires sont vraiment qualifiés pour servir les buts de la révolution ? Autrement dit, on est en droit de se demander s'il n'y a pas incompatibilité entre les méthodes d'expédition des affaires courantes et les buts révolutionnaires, et d'autre part, on peut se demander si le fait de confier la gestion des objectifs de la révolution à des hommes «d'ordre», qui acceptent la révolution, non pas par préférence ou par conviction, mais parce qu'il n'est au pouvoir de personne d'agir comme si elle n'avait pas été, n'est pas en réalité enfermer la révolution dans le passé et la considérer comme achevée.
Le débat auquel on assiste depuis cette révolution donne à penser que l'objectif de la révolution se ramènerait à l'élection d'une Constituante pour le président intérimaire F. Mbazaa et à la réussite de la coalition des trois partis pour le gouvernement H. Jebali.
Il est alors indispensable, sous peine de ne fournir qu'une image superficielle et vaine de cette révolution, d'inclure dans l'analyse les raisons qui ont conduit à cette dégénérescence de l'idée de révolution. A la base de cette transformation, nous semble-t-il, se trouvent plusieurs erreurs dont trois sont déterminantes.
I - Les erreurs d'appréciation
- La première est liée à l'attitude de l'Union générale des travailleurs tunisiens (U.g.t.t.).
Au lendemain du 14 janvier, et après le succès d'une révolution à laquelle l'Ugtt a participé activement, la centrale syndicale a refusé d'assumer le rôle qu'elle avait joué après l'indépendance comme acteur principal dans l'élaboration de la politique économique et sociale et elle a choisi de se cantonner dans un rôle purement revendicatif, créant ainsi un grand vide politique, vite rempli par d'autres acteurs politiques, ceux-là mêmes qui ont organisé Kasbah II et, par les islamistes.
Ils ont été relayés dans cette nouvelle orientation donnée à la révolution par certains médias et par quelques nostalgiques de la foi naïve, qui était celle des révolutionnaires français de 1789, en la vertu des textes et des principes en matière constitutionnelle et qui ont fait de l'élaboration d'une nouvelle constitution l'objectif prioritaire de la révolution, oubliant que la constitution, délimitée par les règles qui président à l'organisation et au fonctionnement des pouvoirs publics, ne porte plus en elle-même une signification appréciable. Ce n'est plus la constitution qui définit un régime politique, mais ce sont surtout les acteurs et les groupes politiques et la manière dont la doctrine gouvernementale conçoit le rôle et la valeur de l'individu et l'orientation qu'elle tend à donner aux institutions. Même s'il est admis que la constitution fonde le pouvoir dans l'Etat, en même temps qu'elle l'institue, ces points sont déjà acquis par les constitutions de 1861 et de 1959.
La Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique n'est pas en reste. Elle a discuté longuement des aspects politiques de la révolution mais elle a exclu de ses débats les objectifs socioéconomiques.
- Il y a plus grave, l'erreur commise par le président de la République intérimaire.
1) Le président de la République de fait
Chargé par l'article 57 de la Constitution de 1959 de l'organisation des élections d'un président de la République, il a renié son serment. Il a dissous la Chambre des députés, rendant ainsi tout intérim impossible. Il a considéré la révolution comme achevée avec la décision de la convocation d'une Constituante. Il a donc écarté la voie de la continuité de l'Etat qui lui a été indiqué par la constitution et il s'est auto-proclamé président de la République, privant ainsi le pays d'une période transitoire, conduite par un président élu, bénéficiant de l'autorité requise pour procéder aux réformes nécessaires. Il a ainsi retardé pour un temps des réformes salutaires et a rendu même ces réformes, quand elles finiront par être réalisées, plus difficiles qu'elles l'auraient été, si elles avaient été appliquées pendant ces moments d'émotion et de fierté nationales qui suivent toute révolution. Il a enfin «livré» les pouvoirs législatif et exécutif à la Constituante, alors que, selon l'article 57 de la constitution, elle n'en était nullement la destinataire.
2) Le non-droit
Il a fait, en effet, du non-droit la règle de l'organisation et de fonctionnement de la cité.
Edicté par un président de la République de fait – donc incompétent – le décret-loi du 23 mars 2011 portant organisation provisoire des pouvoirs publics n'a pas sa place dans l'ordonnancement juridique. Il en est de même des textes pris sur la base de ce décret-loi.
En effet, dans un ordre juridique, la suprématie du droit n'est établie que si une hiérarchie des normes est assurée.
En droit tunisien, cette hiérarchie repose sur une conception formelle de la norme.
La Constitution, étant établie par le pouvoir constituant, sa suprématie exprime la hiérarchie des règles découlant de la hiérarchie des organes. En plus clair, c'est parce que le pouvoir constituant se trouve au sommet de la hiérarchie des organes que les normes qu'il édicte sont supérieures aux autres.
La loi, si elle est l'expression de la volonté générale, est subordonnée aux lois constitutionnelles, parce qu'elle est édictée par un organe inférieur à l'organe constituant.
L'organe exécutif, étant considéré comme inférieur à l'organe législatif, les actes qu'il édicte devront être conformes non seulement à la constitution mais aussi aux lois.
Un président de fait n'a pas sa place dans la hiérarchie des organes. Les normes qu'il édicte ne trouvent pas également de place dans la hiérarchie des normes.
La thèse du «consensus révolutionnaire» avancée par certains pour donner un fondement à ces textes ne trouve appui dans aucune règle ou principe constitutionnel. Du reste, le terme «consensus» est vague. Il est d'ailleurs nécessaire qu'il en soit ainsi pour que les hommes politiques puissent s'en prévaloir, car sans consensus, leur pouvoir sera affecté par toutes les déficiences provoquées par l'absence de légitimité.
Il est vrai que la révolution, qui est un élément de pur fait, met fin à la légalité constitutionnelle en vigueur pour donner naissance à un nouvel ordre constitutionnel ; elle n'entraîne cependant de tels effets juridiques que si elle aboutit à la prise de pouvoir par les révolutionnaires. Ce qui n'est pas le cas en Tunisie.
Quoi qu'il en soit, le décret-loi du 23 mars 2011 est au sens matériel un décret-loi constitutionnel parce qu'il réglemente la dévolution et l'exercice du pouvoir, il ne peut en aucun cas être pris par un président de la République de fait ou sur la base d'un prétendu « consensus ».
Le président intérimaire aurait été mieux inspiré juridiquement s'il avait soumis ce décret-loi à un référendum.
Ce qui est encore grave, c'est que la loi constitutionnelle du 16 décembre 2011, censée mettre fin à ce désordre juridique, l'a encore aggravé. On peut admettre que cette loi, en visant le décret-loi du 23 mars 2011 (pour l'abroger ensuite) a approuvé ce texte et lui a donné valeur juridique. La question reste à savoir si les divers décrets-lois pris sur la base du texte abrogé survivent à cette abrogation.
A priori et en réponse à cette question, il faudrait admettre qu'en l'absence d'une approbation explicite de ces textes, l'incompétence de l'autorité ayant pris les divers décrets-lois rejaillirait, en quelque sorte, sur leur existence et l'abrogation du texte « fondateur » conduit à leur anéantissement.
Il paraît cependant assez singulier et même aventureux, au regard surtout du principe de sécurité juridique, de considérer que l'abrogation du texte « fondateur » aurait pour corollaire nécessaire et systématique la disparition de tous les autres textes.
Il importe donc à la Constituante de réfléchir sur les trois points suivants :
- Le sort à réserver aux décrets-lois pris par le président de la République intérimaire ;
- Le sort à réserver aux décrets-lois pris sur la base de la loi d'habilitation du 9 février 2011. En effet, si les projets de ratification de ces décrets-lois n'ont pas été déposés sur le bureau de l'Assemblée avant l'expiration du délai d'habilitation, ils sont considérés en principe caducs.
- L'intérêt à présenter une proposition de loi visant l'exclusion des anciens responsables du RCD, lorsqu'on sait que cette loi sera déclarée non conforme à la constitution par le futur Conseil constitutionnel.
- L'erreur du président d'Ennahdha.
- Le président de la formation d'Ennahdha n'est pas en reste. Se croyant encore en Grande-Bretagne, il a déclaré, juste après la proclamation des résultats des élections du 23 octobre 2011, qu'il appartient au parti majoritaire de constituer le gouvernement, faisant ainsi assumer à sa formation, qui n'a ni stratégie ni expérience en matière d'exercice du pouvoir, vingt ans d'illusions, d'exclusions, de mensonge et d'aveuglement du régime déchu.
Le résultat ne s'est pas fait attendre devant l'ampleur de la contestation sociale et de la dégradation de la situation économique, le gouvernement a été contraint à suivre une politique prudente et qui a conduit par voie de conséquence à l'immobilisme politique et économique.
II- Les conséquences des erreurs du début de la révolution
Cela étant dit, les erreurs commises au début de la révolution se paient aujourd'hui. En refusant d'élire un président de la République comme le prévoit l'article 57 de la constitution, et en livrant le pouvoir législatif et exécutif à la Constituante, le président intérimaire a privé le pays d'une transition démocratique. Quant à la Troïka, en jouant le sang-froid et l'apaisement, elle a pensé que la méthode douce qui lui a donné le pouvoir valait pour son exercice. Elle a refusé de dramatiser la situation, mais l'ennui pour elle, c'est que la situation s'est dramatisée toute seule. L'opinion s'est aperçue de cette dégradation bien avant le gouvernement.
Sauf à être inconscient, les Tunisiens ne peuvent accepter pour longtemps la faiblesse de l'Etat, l'absence de stratégie et de programme de l'équipe au pouvoir, l'immobilisme économique et le commencement de la ruine de l'Etat social. La démocratie qu'on projette d'instaurer est en train de faire naufrage dans l'indifférence générale.
A force de rassurer les Tunisiens, les partis au pouvoir ont oublié que leur première fonction était de réaliser les objectifs de la révolution, surtout les objectifs socioéconomiques, que ces politiques, les médias et leurs habitués se gardent bien d'évoquer à haute voix.
Tout laisse à prévoir que, rétrospectivement, le peuple jugera avec sévérité ces experts et spécialistes autoproclamés et les autres «bavards» et «péremptoires» qui auront fait diversion, en occupant le devant de la scène pendant que la situation économique et sociale chavirait.
III- Des réformes «drastiques» et «non cosmétiques»
La Tunisie n'a pas de temps à perdre. Si nous voulons sauver la révolution et survivre politiquement, économiquement, éthiquement, il nous faut réfléchir et immédiatement aux réformes qu'il faut conduire pour redresser l'économie et donner de l'espoir aux exclus. Il nous faut alors des réformes «drastiques» et non «cosmétiques» s'inscrivant pleinement dans le cadre d'une restauration de l'Etat et du redressement économique et social.
Cette stratégie peut être organisée autour de certaine urgences et priorités.
1°) La restauration de l'autorité de l'Etat
La première urgence consiste à restaurer l'autorité de l'Etat. Le régime déchu a laissé un Etat «déstructuré» et un «bassin politique» à sec. Il a détruit ou réduit au silence tous les corps intermédiaires : assemblées élues, justice, administration, université, société civile. Il a transformé toutes les relations horizontales dans l'Etat, en relation verticale. C'est ce qui explique l'implosion partielle de l'Etat à la suite du départ du président déchu.
La première démarche consiste donc à restaurer l'Etat, à réaffirmer son autorité, à rétablir les corps intermédiaires dans leur pouvoir et à renflouer le « bassin politique ». Il faut pour ce faire laisser le temps au temps pour qu'il y ait émergence de partis organisés et structurés, condition de mise en œuvre de toute idée d'alternance. Il faut également aider à l'émergence d'un comportement citoyen et au développement d'une culture politique qui est le résultat d'un apprentissage qui exige de l'individu l'exercice de son esprit critique et implique de sa part une faculté de choix.
Une société, qui n'a pas intériorisé ces réformes et à laquelle fait défaut un large consensus, ne peut organiser dans l'immédiat des élections législatives qui ne feront que prolonger le débat stérile qui domine actuellement la scène politique. Au surplus, les élections, ce n'est pas la démocratie, elles servent, tout simplement, à réaffirmer une légitimité par les urnes.
2°) L'emploi
La première urgence est l'emploi, et ce, pour mettre fin au chômage de masse et en particulier des jeunes et éviter ces drames de jeunes sans emploi et sans espoir et qui désespèrent de leur pays. Pour les jeunes diplômés, il faut envisager pour eux dès maintenant des stages de formation, financés par l'Etat, dans les secteurs porteurs comme le numérique, l'écologique, le tourisme, les filières juridiques, etc. Parallèlement, il faut lutter contre la destruction de l'emploi due à la fermeture et à la délocalisation de certaines entreprises.
3°) Pacte républicain
La deuxième urgence consiste en l'élaboration d'un «Pacte républicain». En effet, la première question à poser est relative au choix de société. Doit-on opter pour une société libérale, une société socialiste ou une société mixte. La réponse à cette question est importante parce que le niveau de l'engagement de l'Etat et par là même des dépenses publiques, en dépendent.
Si on choisit comme modèle la société libérale, il faudrait réduire fortement le niveau des dépenses publiques, privatiser certains services publics et comme conséquence, d'une part, la réduction des impôts et des cotisations sociales et, d'autre part, l'aggravation des inégalités sociales.
Si on choisit le modèle de la société mixte qui constitue un compromis entre capitalisme et socialisme et où une partie importante des besoins des ménages est couverte de manière «socialisée», soit par des prestations en nature gratuite (enseignement, infrastructure, santé...), des prestations sociales qui peuvent être en espèces (allocations familiales, retraites...) ou sous forme de subvention (compensation du prix de certains produits de première nécessité).
Un tel choix pose le problème du financement de toutes ces obligations et par voie de conséquence, des finances publiques.
4°) La maîtrise des finances publiques
La troisième urgence consiste à assurer la maîtrise des finances publiques, socle de la croissance et de la solidarité et à prévenir le drame de la perte de souveraineté qu'a connue notre pays au XIXe siècle, avec la Commission financière internationale. Personne ne se risquerait à vouloir une Tunisie en situation de faillite et de récession économique. Il faut donc dire toute la vérité aux Tunisiens sur la situation économique et sociale et notamment des caisses de retraite et de maladie, la caisse de compensation, la mauvaise répartition de la charge fiscale.
Pour atteindre cet objectif, trois réformes doivent être réalisées :
a) Une réforme des caisses de retraite et de maladie
On sait que le régime de retraite du secteur public est déficitaire depuis 2002 (20e rapport de la Cour des comptes). On sait également que la loi du 25 juillet 2007 a modifié le régime des cotisations pour le secteur public, on ignore cependant l'impact d'une telle réforme sur les finances des caisses. Il est à craindre, cependant, que ces déficits se soient aggravés.
De toutes les façons, les problèmes pour les caisses sont plus complexes. Nous vivons en effet des questions nouvelles : celle de l'alourdissement des charges liées au vieillissement avec comme conséquence l'évolution des dépenses de retraite et de santé. Par ailleurs, le phénomène d'exclusion rend nécessaire la distribution de prestations de solidarité.
L'assiette «salaire» utilisée jusque-là pour le prélèvement des cotisations sociales n'est plus opérationnelle. Il faut peut-être financer ces dépenses par l'impôt et n'utiliser l'assiette «salaire» que pour la retraite. Faut-il également penser à proportionner les remboursements en matière de santé aux revenus ? La progression de la dette publique, l'ampleur des déficits de certaines caisses et le vieillissement de la population font peser une menace importante sur le système de retraite et de l'assurance maladie. Ces questions ne peuvent pas être occultées pour longtemps et doivent faire rapidement l'objet de profondes réflexions et de concertations.
b) La caisse de compensation
Fort peu de recherches et d'enquêtes existent sur les bénéficiaires de cette compensation. Il est donc nécessaire de mener une telle enquête. Informer le peuple sur les véritables destinataires de cette compensation (notamment les activités commerciales utilisant des produits compensés) et de ne le réserver pour l'avenir que pour ceux qui la méritent.
c) La réforme fiscale
Théoriquement, le système fiscal actuel réunit la plupart des caractéristiques d'un système fiscal moderne. Il s'appuie essentiellement sur deux grands flux : le revenu et la consommation des ménages. Il pratique largement le système de la retenue à la source, dès lors que la majeure partie de ces flux circulent par les comptes d'agents tiers sans que ceux-ci aient à supporter le poids final de la contribution, de telle sorte qu'ils se prêtent de bonne volonté à la collecte de l'impôt en le prélevant au passage, soit en communicant l'information au fisc.
Cela ne veut pas dire que le système fiscal en vigueur ne doit pas être réformé pour prendre en compte des adaptations indispensables, mais tout simplement pendant cette période d'instabilité et de crise, il est essentiel de stabiliser pour un temps ce système.
Ce système souffre cependant d'une insuffisance grave : son inefficacité qui a conduit à une mauvaise répartition de la charge fiscale.
Pour donner la mesure de cette inefficacité et l'ampleur de la fraude, on peut faire état des informations suivantes :
En l'absence d'études officielles, on est conduit à prendre comme référence les diverses lois de finances.
Les recettes fiscales représentent dans les ressources budgétaires en moyenne 60%. Dans ces recettes, la part des impôts directs représentent en moyenne 40%. La part des salariés par rapport à l'ensemble des impôts directs est de l'ordre de 42%. Cela donne déjà la mesure de l'inégalité de répartition de la charge fiscale.
Au niveau de l'impôt sur les sociétés et des bénéfices des professions commerciales et, cette fois, selon un rapport établi par une mission du FMI en 2005, il apparaît que :
- 362.000 entreprises individuelles (soit 94% du nombre total d'entreprises) déclarent un chiffre d'affaires inférieur à 100.000 dinars et contribuent pour 6% de recettes au titre de cet impôt.
- 20.000 entreprises (soit 5% du total) déclarent un chiffre d'affaires entre 100.000 dinars et 5 millions de dinars et contribuent pour 21% de ces recettes.
- 1.400 entreprises (soit moins de 1% du total) déclarent un chiffre d'affaires supérieur à 5 millions de dinars et acquittent 73% des recettes au titre de ces impôts.
La situation n'est guère meilleure au titre de la T.V.A. Le rapport précité précise que près de 53.000 entreprises relevant du régime réel (personnes morales et physiques) déclarent un chiffre d'affaires inférieur à 100.000 dinars.
Le chiffre d'affaires déclaré par ces entreprises en 2004 s'élevait à 537 millions de dinars, soit 2% du chiffre d'affaires total déclaré par toutes les entreprises pour la même année. Ces informations donnent la mesure de l'ampleur de la fraude en Tunisie.
Lorsqu'on sait que la Tunisie traverse actuellement une crise économique majeure, du fait de l'environnement international, d'une part, et du ralentissement de l'activité économique suite aux mouvements sociaux, le gouvernement est tenu de trouver les ressources nécessaires pour alimenter, d'autre part, le budget. Or, du fait de la crise, les recettes de l'impôt sur les sociétés, de l'impôt sur le revenu et des contributions sociales vont baisser d'une manière significative.
- Baisse de l'impôt sur les sociétés dans l'immédiat car beaucoup d'entreprises frappées par la crise payeront peu d'impôt dans les années à venir du fait de la possibilité de reporter les pertes sur les années ultérieures.
- Baisse de l'impôt sur le revenu, car les salaires n'augmentent généralement pas et que beaucoup de ménages ont déjà perdu ou perdront leur emplois.
- Baisse des cotisations sociales, enfin, en raison du gel des salaires et de la hausse du chômage.
Il est difficile de prévoir quand ces revenus reviendront à un niveau normal.
- La T.V.A., en revanche, devrait être moins affectée, mais ses recettes pourraient diminuer du fait de la fraude et de la baisse de la consommation.
Il est donc urgent et nécessaire de réfléchir aux moyens de rénover ce levier budgétaire et de lui donner sa pleine efficacité en renforçant les moyens humains et matériels de la Direction générale des impôts, afin qu'elle puisse, à son tour, améliorer l'efficacité de ses structures et de ses méthodes...
C'est au prix d'un choc fiscal sans précédent que l'on peut arriver à remettre la fiscalité des forfaitaires, des professions libérales, des agriculteurs, des rentiers au niveau de celle des salariés.
Il faut donc beaucoup de courage politique pour faire passer cette masse de sous-imposés à la situation des contribuables respectant leurs obligations fiscales.
4°) L'élaboration d'une ambition pour dix ans
A l'image des perspectives décennales élaborées en 1961 par le gouvernement et qui comportaient un ensemble de prévisions globales, effectuées sur la base d'un certain nombre d'objectifs à atteindre au cours de la décennie 1962-1971, on doit élaborer «une ambition pour dix ans» précisant et hiérarchisant les recommandations à formuler pour le redressement de l'économie. Ces recommandations forment la trame d'une stratégie de transformation de l'économie pour les dix prochaines années, socle commun de réformes que tout gouvernement dans l'avenir, quelle que soit son orientation politique, devra mettre en œuvre, indépendamment d'autres réformes que chaque majorité pourrait souhaiter appliquer selon ses choix politiques.
5°) Lutter contre les effets d'image défavorable
A la suite de certaines décisions improvisées et non justifiées (notamment la révocation du gouverneur de la Banque centrale, la politique d'immobilisme économique suivie par le gouvernement et enfin les dernières manifestations devant l'ambassade américaine), l'image du pays a été ternie.
Depuis, le régime politique renvoie une image défavorable et on accrédite de plus en plus l'idée selon laquelle le gouvernement en place est hésitant et faible.
Beaucoup de décisions d'investissement vont dépendre de l'état de l'opinion internationale vis-à-vis de notre pays terni par ces évènements. Des mesures politiques urgentes doivent être prises.
A côté de ces urgences existent également des priorités qui intéressent notamment la réforme de l'enseignement, l'assainissement des banques, la lutte contre certains privilèges, régionalisation des décisions d'investissement...
V- Les propositions
A l'issue de ce bref exposé qui omet certainement diverses autres urgences et priorités, quelles conclusions tirées pour l'avenir ?
1- La toute première est certainement celle relative à la méthode ou plus généralement, la voie à suivre pour la mise en œuvre de cette réforme.
L'expérience montre que pour assurer le succès d'une réforme, il ne suffit pas d'en justifier la nécessité, encore faut-il que la réforme soit comprise par ses destinataires et qu'elle soit l'expression d'un consensus politique et social.
En effet, une réforme d'une telle envergure est un moment fort et délicat car la perception de la réforme est différente pour chaque catégorie sociale et chaque mesure n'est pas perçue de la même manière. Les citoyens doivent être informés et consultés périodiquement. Ils ont le droit de se prononcer sur chaque décision. Le débat politique qui en résulte permet non seulement d'informer les citoyens mais aussi – et c'est fondamental – de bâtir une relation durable de confiance entre dirigeants politiques et citoyens.
Un gouvernement issu d'une élection, même s'il bénéficie d'une majorité confortable, ne peut pas appliquer cette réforme, car elle ne peut être décidée par de simples lois ou décrets. C'est le soutien des partenaires sociaux, de la société civile et de la population qui conditionnent la réussite de cette réforme.
Pour mettre en œuvre de telles réformes, il faut beaucoup de courage politique et surtout ne pas trembler devant la moindre résistance.
Les politiques doivent comprendre qu'il existe actuellement un fort décalage entre le pays légal (la Constituante, le gouvernement et l'opposition) et le pays réel (le peuple et ses diverses composantes). Ils doivent donc revoir à la baisse leurs prétentions et doivent comprendre qu'on ne sort pas d'une situation anormale par des recettes classiques. A situation exceptionnelle correspondent des solutions exceptionnelles.
Il faut rompre, et le plus rapidement possible, avec l'organisation provisoire actuelle des pouvoirs publics et envisager une nouvelle période transitoire avec une nouvelle organisation provisoire des pouvoirs publics, en attendant que des élections aient lieu pour désigner les futurs gouvernants selon la nouvelle Constitution.
Cette nouvelle organisation doit comprendre :
Un président de la République intérimaire, élu directement par le peuple (pour une période de deux ou trois ans) sur un programme défini à l'avance et disposant de pouvoirs étendus pour redresser politiquement et économiquement le pays.
Un gouvernement de compétences. Il importe peu que ses membres viennent de droite ou de gauche, ou d'anciens responsables, l'essentiel est que tous veulent un pays redressé, car la vigueur du combat économique et social dépendra de la qualité de ces hommes.
Un «Conseil de la révolution» composé à moitié par des représentants des gouvernorats (deux par gouvernorat) élus soit directement au niveau de chaque gouvernorat ou par les conseils municipaux érigés en assemblée au niveau de chaque gouvernorat (cela suppose évidemment des élections municipales dans les plus brefs délais). L'autre moitié revient aux partenaires sociaux, à la société civile, aux ordres professionnels.
Chacun sait qu'il nous faut un nouveau compromis social. Cet organisme constitue une courroie de transmission entre le pouvoir central d'une part, et les régions et les groupes socioprofessionnels, d'autre part.
Il est le lieu le plus indiqué pour le choix du modèle social qui doit concilier les bonnes performances économiques et la préservation de la cohérence sociale.
Les nantis doivent dépasser l'idée que leur revenu est le fruit de leur intelligence, de leurs talents ou leurs capitaux et qu'ils ont un droit de propriété inaliénable et sacré sur ces revenus et qu'ils ne doivent rien à la société.
Ils oublient cependant que le revenu de chacun dépend peu finalement de ses capacités intellectuelles ou de ses capitaux, mais provient surtout de l'organisation sociale et de l'héritage institutionnel, et des services culturels, scientifiques et technologiques organisés par la collectivité. Ils doivent donc restituer une partie de ces revenus à la collectivité.
En sens inverse, s'il est légitime pour les exclus d'exiger une part de cet héritage commun, ils doivent comprendre, qu'à moins d'un retour à un socialisme intégral, cela n'est possible que dans les limites de ce qui est disponible. L'Etat, en effet, ne peut pas tout faire.
Parallèlement, les entreprises doivent accepter des mesures contre la précarité et les sous-emplois, les syndicats doivent concéder des concessions permettant une meilleure adaptation des effectifs et le niveau des rémunérations aux aléas de la conjoncture...
Il est donc clair que l'ampleur des sacrifices demandés aux uns et aux autres ne peut être résolue par la loi mais par la concertation entre partenaires sociaux.
2) La seconde conclusion intéresse la Constituante. «A la Constituante, la patrie est reconnaissante». Elle peut continuer pour longtemps ses discussions sur le régime politique à instituer, sur la peine de mort, sur l'égalité entre les deux sexes... dès lors que la loi du 16 décembre 2011 a valeur constitutionnelle et par conséquent, supérieure à toute autre norme inférieure. Mais elle doit libérer son otage : la révolution.
L'ANC doit prendre, dans les plus brefs délais, une nouvelle loi constitutionnelle portant organisation provisoire des pouvoirs, prévoyant une période transitoire de deux ou trois ans avec un président de la République élu directement par le peuple et un conseil de la révolution.
Certains reprocheront à cette démarche son caractère irréaliste, étant donné que pour beaucoup, ce qui est fait est fait, et la roue de l'histoire ne revient pas en arrière.
A cette objection, il faut rappeler la réflexion de G.W.F. Hegel, à propos de la révolution de 1789 : «La révolution française a ignoré l'histoire et voilà la raison de son échec». L'histoire nous enseigne que les déceptions économiques et sociales rejettent, même les révolutionnaires, vers le pôle opposé : l'autoritarisme. De son côté, le poète latin Publilus Syrus disait : «La patience trop souvent lassée devient fureur».
La Constituante qui a entendu longuement les experts en droit constitutionnel, doit réserver quelques audiences aux historiens. Ils lui exposeront les raisons qui ont conduit à l'avènement du proconsul Napoléon Bonaparte, à l'avènement de Napoléon III après la révolution de 1848, à l'avènement de Hitler avec la République de Weimar et à l'avènement de J.D. Perron en Argentine et bien d'autres.
La dégradation de l'économie, les regrets des nantis, la déception des exclus du régime déchu et la menace salafiste risqueront de conduire à terme, dans le meilleur des cas, à un régime autoritaire d'un nouveau style – un véritable monstre doux – avec comme conséquence la mise au pas de la démocratie ou dans le pire des cas, à l'avènement d'un chef autoritaire et usurpateur, parce que la déception et la peur auraient rejeté vers le bord opposé les ex-démocrates.
*(Professeur émérite à la faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales Tunis II)


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