Traduit en 2003 en anglais, inédit jusqu'à récemment en France, Kumudini de Rabindranath Tagore que publient les éditions Zulma, rappelle que son auteur n'était pas que poète, mais aussi un très grand romancier qui puisait ses thématiques dans les maux sociaux de son pays Il y a du Zola et du Tolstoï dans ce roman « transgressif » que les éditeurs de Tagore ont tardé à mettre en avant, sans doute de peur de choquer son lectorat. Il y a cent ans, l'Indien Rabindranath Tagore, originaire de la province indienne du Bengale, recevait le prix Nobel de littérature. Premier écrivain d'Asie à se voir attribuer cette récompense prestigieuse, Tagore n'avait alors que 52 ans et avait écrit essentiellement de la poésie et des chansons en Bengali, sa langue maternelle. C'est cette poésie foisonnante, empreinte d'un romantisme mystique, que le jury Nobel avait tenu à distinguer, donnant un écho mondial à l'originalité de son art poétique. Or dans son pays, Tagore n'est pas seulement poète, il est aussi connu pour ses essais et surtout pour ses romans qui racontent à travers des analyses psychologiques d'une grande sensibilité les heurs et malheurs de la société indienne au tournant du 20è siècle. Il est l'auteur de 8 romans (12 si on compte les longues nouvelles) qui ont révolutionné la fiction bengalie et servent encore de modèles aux romanciers bengalis contemporains tant pour leur traitement lucide des thèmes sociaux et politiques que pour leur capacité à déployer ces thématiques dans toute leur ampleur dramatique et sentimentale. Découverte tardive Pour les spécialistes de Tagore, ses romans se répartissent en fiction de la domesticité et fiction politique. Mais toutes les deux catégories ont pour cadre le Bengale du 19è siècle, en proie à des bouleversements intellectuels et sociaux résultant de la colonisation. Cette période connue comme l'époque de la « renaissance bengali » constitue le fond et l'arrière-fond de Kumudini, un roman de la domesticité, qui vient de paraître en traduction française. C'est en 1927 que Tagore commença à écrire « Yogayog » (titre en Bengali, ce qui signifie Relations), en feuilleton, pour une revue littéraire mensuelle, avant de le publier sous la forme de livre deux ans plus tard. Chose étrange, il a fallu attendre le début des années 2000 pour que ce roman soit traduit en anglais, alors que les autres romans et nouvelles du prix Nobel indien ont été traduits depuis belle lurette. On constate le même phénomène pour la traduction en français de ce roman. Il a été oublié par les éditeurs qui se sont pourtant intéressés à l'œuvre de Tagore dès le lendemain de son Nobel. Rappelons que Gitanjali, le recueil de poésies qui valut à l'écrivain le prix Nobel en 1913, fut traduit en français dès 1917 par André Gide en personne, sous le beau titre de L'Offrande lyrique. La traduction de son célèbre roman La Maison et le monde date de 1924 ! Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour lire en anglais ou en français Kumudini qui est sans doute l'un des romans les plus poignants et les plus inspirés du maître ? Pour la traductrice France Bhattacharya, cette découverte tardive tient à l'aspect profondément transgressif de ce roman. En effet, Tagore s'y attaque, à travers une fiction puissante et grave, au poids de la tradition, aux maux du patriarcat et à la place problématique de la femme. Les questions que le romancier y pose sur la place de la femme dans l'hiérarchie familiale, sur son libre arbitre, demeurent encore d'une grande actualité dans la société indienne où la femme n'est toujours pas libre, réduite à son statut peu enviable du « deuxième sexe ». Quête entravée de la plénitude « Dans notre pays aussi, lorsque les femmes, libérées des entraves artificielles obtiendront la plénitude de leur humanité, les hommes aussi atteindront leur plénitude », écrivait Tagore en 1922, dans une lettre à un ami. Cette quête de la plénitude constitue le principal mouvement de Kumudini. Elle est incarnée par le personnage éponyme. Jeune femme de dix-neuf ans, issue d'une famille de haute caste de propriétaires terriens, Kumudini a été élevée par son frère aîné, célibataire et athée, qui lui aura tout enseigné : la musique, la littérature, le sanskrit, les échecs, la photographie, les arts. Eduquée dans une culture libérale et humaniste, consciente de ses potentiels, Kumudini connaîtra le drame en s'alliant, dans le cadre d'un mariage arrangé, avec un riche marchand plus âgé qu'elle. Le monde idéal de la jeune femme s'effondre face à la violence morale que son mari tyrannique et rustre exerce sur elle pour la soumettre à sa volonté. Kumudini se rebelle et part rejoindre son frère aîné tant aimé, qui l'accueille à bras ouverts, mais celui-ci ne saura la protéger longtemps contre son destin de femme réduite au silence dans une société traditionnelle où l'homme a toujours et encore le dernier mot. Malgré sa fin tragique, c'est la lente initiation de Kumudini aux cruautés de son monde, sa révolte dont les lecteurs se souviennent, une fois le livre refermé. Les pages les plus mémorables de ce bildungsroman au féminin sont celles de la clôture où à travers la voix du frère aîné de l'héroïne, le romancier raconte les humiliations et les oppressions auxquelles la société patriarcale soumet ses femmes. Concluant ses propos sur un ton impérial, il rappelle à l'ordre les monstres qui se font passer pour hommes : « Celui qui a créé Kumu (la femme) l'a façonnée avec un immense respect. Personne n'a le droit de l'humilier, pas même un empereur ! » (MFI) *Kumudini, par Rabindranath Tagore. Traduit du bengali par France Bhattacharya. Editions Zulma. 380 pages.