Le centenaire de Saliha, animé depuis le début de l'année 2014 par le ministère de la Culture n'a pas fini de révéler tous ses secrets. En effet, après les concerts et les colloques, voici le temps des enregistrements musicaux. En ce sens, le Centre des musiques arabes et méditerranéennes (CMAM) s'apprête à diffuser la quintessence de l'art musical de Saliha en publiant l'œuvre intégrale de la cantatrice tunisienne. Il s'agit d'un coffret de six disques CD accompagné d'un livret explicatif en trois langues (arabe, français, anglais). Le coffret comprendra 47 chansons de Saliha, enregistrées entre 1938 et 1958. L'anthologie Saliha et notre inconscient collectif Cette anthologie Saliha a été rendue possible grâce au travail de la Phonothèque nationale, une institution parvenue à réunir l'ensemble de ce patrimoine musical qui, désormais, sera à la fois conservé et diffusé. Belle initiative du CMAM qui va donner au public de Saliha de quoi étancher sa soif et à la mémoire tunisienne une œuvre intégrale, réunie dans un seul support. De plus, l'idée de compléter les enregistrements par un livret est tout à fait bienvenue dans la mesure où elle permet de fixer les œuvres, les sortir de l'anonymat car si nous les connaissons bien, nous ne savons pas toujours leurs origines. Prenons deux exemples. La chanson "Maa el Azaba" est une des œuvres les plus connues de Saliha. Toutefois, peu nombreux sont ceux qui savent que ce chant traditionnel a des origines très lointaines qui remontent aux années 1720. En effet, cette chanson a été la complainte des habitants de Jbel Ouesslet, extirpés de leur montagne après qu'ils aient soutenu Ali Pacha contre Hussein Ben Ali. Déportés vers Testour, les Ouesslatis ont chanté "Maa el Azaba" pour pleurer le destin tragique de leurs jeunes filles entre les mains des "azzabas" qui accompagnaient leur déportation, la fameuse Tachrida, et abusaient de leurs pucelles. Même chose pour "Bakhnoug" qui a des origines tout aussi lointaines. Ce chant se réfère au patrimoine de la tribu des Mhamid qui transhumait du sud tunisien vers le Tchad. Là encore, les chants de Saliha ont une texture impénétrable et portent en eux des siècles de patrimoine populaire. C'est d'ailleurs dans cette mesure qu'ils parlent à nos tréfonds, nous interpellent, s'imposent à nous. Ils viennent de très loin et nous plongent dans nos racines, nos archétypes et notre inconscient collectif. La diva n'a pas encore chanté son dernier mot Il y a d'abord cette vérité lancinante: tout le monde ne peut pas être Saliha. Pourtant, sa vie semble lacérée par la foudre, marquée par la douleur. Roman de la fatalité inexorable, sa vie commence dans la région du Kef. Elle chantera, farouche et curieuse, suivant un étonnant périple initiatique. Son nom magique de Saliha chuchotait les secrets de la vie. Aujourd'hui, nous regardons les photos de Saliha. Assise, le buste droit, passion et ferveur se dégagent de sa personne. Regarder ces photos cueillies comme des roses... Attentive à la rumeur du soir et aux murmures de son cœur en vadrouille, Saliha chanta aussi le malouf. Pour elle, qui aimait tant se promener dans les vocalises et les grands airs douloureux, la clarté du chant des Rachidiens était essentielle. Par un miraculeux équilibre vocal, elle maitrisait tous les styles grâce à son timbre puissant, son émission d'une netteté exemplaire et cette légéreté raffinée dans les vocalises. On l'imaginerait s'échappant d'un film, silhouette gracile, un rien émouvante. L'histoire est là, certes. Avec ses contours, ses failles, ses ombres qui nous restituent les fils défaits d'un feuilleton musical. Et aussi une voix surgie du fond d'un moi raclé par la douleur. Celle de Saliha, qui malgré la mort, n'a pas encore chanté son dernier mot... N'oublions pas Saliha, sa voix multiple, religieuse, complice et véritablement neuve. N'oublions pas L'enfant de Nebeur aux traits creusés , comme sculptés dans le visage. Cette anthologie vient à point pour que nous retrouvions l'immense Saliha mais aussi une génération de compositeurs et de paroliers qui ont donné toute leur étoffe à ses chansons. Car cette intégrale sera nécessairement un hommage à Salah Mehdi, Khémais Tarnane et Mohamed Triki qui furent ses compositeurs. Un hommage aussi à Ahmed Khereddine, Hédi Labidi, Mhamed Marzouki ou Larbi Kabadi, paroliers exigeants de la diva des années trente. Grâce aux efforts du CMAM, les puristes pourront prochainement retrouver "Fel Ghorba feni","Ya khil Salem" ou "Men freg ghzali", trois chants de la tradition que toute la Tunisie reprend en choeur. Née en 1914 à Nebeur, Saliha aurait eu cent ans... Sa musique restera toujours...