«Culture arabe, culture française, la parenté reniée», sorti aux éditions l'Harmattan, un livre du poète et essayiste tunisien Abdellaziz Kacem. L'essai fait le point des travaux des orientalistes et des médiévistes sur la question de l'amour en poésie. Averroès, celui « qui fit le grand commentaire » (d'Aristote) et auquel Dante, de ce fait, ménage à côté d'Avicenne et de Saladin, une place dans les « limbes » (Inferno, Chant IV), nous renvoie en Andalousie, terre de poésie par excellence. On admet unanimement aujourd'hui, même si ce n'est, pour certains, que du bout des lèvres, que c'est en Espagne musulmane qu'il faut chercher la matrice dont sont issus l'amour courtois et la forme même de la poésie qui le chante. Cette conclusion, on la doit à l'érudition, à la perspicacité et à l'opiniâtreté d'éminents orientalistes tels que Ribera, Menendez Pidal, A. R. Nykl, Garcia Gomez, Asin Palacios et autres Lévi-Provençal, qui avaient encouru l'indignation des romanistes, en osant parler d'emprunts décisifs dans un domaine aussi chatouilleux que la poésie. Alors que le Moyen âge n'avait pas encore livré tous ses secrets, bien des lettrés commençaient, dès l'aube du XIXe siècle, grâce à l'orientalisme, à pressentir et à découvrir le legs arabe. Cependant, E. Renan, avec l'autorité que lui conféraient son érudition et sa notoriété, s'alignait, dès le départ, sur ceux qui ne voulaient rien entendre. Ainsi après avoir reconnu que l'Europe n'avait pas échappé « à l'action universelle de la langue arabe » dans les domaines de la science et de l'industrie, il décide que « ni la poésie provençale ni la chevalerie ne doivent rien aux musulmans. Un abîme sépare la forme et l'esprit de la poésie romane de la forme et de l'esprit de la poésie arabe ; rien ne prouve que les poètes chrétiens aient connu l'existence d'une poésie arabe, et l'on peut affirmer que, s'ils l'eussent connue, ils eussent été incapables d'en comprendre la langue et l'esprit ». Non seulement il se trompait, mais il accordait peu de crédit à l'intelligence des troubadours. Il traitait implicitement de menteur Pétrarque, qui disait connaître les poètes arabes. « Comment, s'étonnait-il, Pétrarque a-t-il connu la poésie arabe ? Le Moyen âge n'en a pas eu la moindre notion ». R. Briffault fait pertinemment remarque à cet égard que « l'auteur de Averroès et l'averroïsme ne pouvait ignorer qu'Ibn Roschd donne son commentaire sur la Poétique d'Aristote les règles de la prosodie arabe ». En ce qui concerne Pétrarque, assurément, ajoute-t-il, « meilleure autorité que Renan quant à ce qu'il connaissait et ce qu'il ne connaissait pas, n'aurait pu posséder de notions sur la poésie arabe si elle n'eût été connue au Moyen âge ». Par ailleurs, les relations culturelles ne pouvaient qu'être facilitées par le fait que les musulmans d'Espagne étaient plurilingues. En plus de leur langue propre, ils connaissaient le grec, l'hébreu, le latin, le castillan. La bibliothèque de l'Escurial conserve divers dictionnaires bilingues datant de l'époque arabe. De même, la cour califale entretenait une correspondance diplomatique en grec et en latin. L'Espagne chrétienne suivait l'exemple. Sur le tombeau de Ferdinand III (1199-1252), dans la cathédrale de Séville, l'inscription est en romain, en latin, en arabe et en hébreu. Il en est de même sur des tombes d'aristocrates siciliens à l'époque normande, preuve que ces langues cohabitaient en Europe méditerranéenne, avec ce que tout cela impliquait en matière d'échanges. Déjà l'apologiste cordouan Alvaro, pourtant parfait arabisant lui-même, déplorait, au IXe siècle, l'engouement de ses coreligionnaires pour « les poèmes et les œuvres d'imagination des Arabes ; ils étudient les écrits des théologiens, non pour les réfuter, mais pour se former une diction arabe correcte et élégante... Tous les jeunes chrétiens qui se font remarquer par leur talent ne connaissent que la langue et la littérature arabes ; ils lisent et étudient avec les plus grands frais d'immenses bibliothèques et proclament partout que cette littérature est admirable... Quelle douleur ! Les chrétiens ont oublié jusqu'à leur langue religieuse, et sur mille d'entre nous, vous en trouverez à peine un seul qui sache écrire une lettre en latin à un ami ! Mais s'il s'agit d'écrire en arabe, vous trouverez une foule de personnes qui s'expriment convenablement dans cette langue avec la plus grande élégance, et vous verrez qu'elles composent des poèmes préférables, sous le point de vue de l'art, à ceux des Arabes eux-mêmes ». Contrairement à l'attitude consternée d'Alvaro, Ibn Hazm de Cordoue nous fournit dans son livre Jamharat Al Ansâb (Traité de généalogie), un renseignement éminemment révélateur. A son époque, le XIe siècles, la chose était si peu habituelle qu'elle méritait d'être relevée, il se trouvait « au Nord de Cordoue, dans le canton de l'actuelle Aguilar, un groupe d'Arabes Kuda'ites, les Balawis, dont l'ethnie est bien connue par ailleurs, qui se refusaient absolument, au contraire de leurs compatriotes, à apprendre, pour l'employer dans leur vie courante, « la langue latin », (c'est-à-dire le roman), et se bornaient, hommes et femmes, à l'usage exclusif de l'arabe ». N'eût été cette osmose, cette interpénétration des trois communautés en présence, la musulmane, la chrétienne et la juive, la culture andalouse n'aurait sans doute pas fait preuve de l'exceptionnelle énergie que l'on sait. C'est en 1912 que l'Espagnol Jullian Ribera a émis et laborieusement étayé la thèse de l'influence du zajal andalou sur le trobar, une thèse vigoureusement repoussée par des médiévistes ahuris. L'un des plus éminents parmi eux, Alfred Jeanroy, finit par admettre, en 1935, qu'il n'était « plus possible d'écarter l'hypothèse arabe par une négation pure et simple. » Depuis, des preuves irréfutables ont été fournies. Grand défenseur de l'origine latine, le professeur R. Bezzola, dans divers endroits de son ouvrage sur les origines et la formation de la littérature courtoise, doit reconnaître que le premier troubadour a dû s'inspirer aussi « de souvenirs arabes d'Orient et d'Espagne » (p.300). Plus loin, toujours sur le mode dubitatif, il ajoute : « Peut-être avait-il des échos de la poésie arabe d'Espagne et d'Orient ». (p.313) Ces scrupules, si faibles soient-ils, n'ont nullement empêché Régine Pernoud, des Archives nationales, avec l'autorité que confère une édition de la Pléiade, d'écarter d'un revers de la main tout emprunt étranger en la matière. « On s'étonne un peu, écrit-elle, que la question des origines de notre poésie lyrique ait fait couler tant d'encre, qu'on ait voulu chercher sa source tantôt dans l'antiquité classique avec laquelle elle ne présente rien de commun, tantôt même dans les littératures orientales, arabe entre autres, - au prix d'efforts mal récompensés, - alors qu'une étude attentive du droit privé et de la mentalité de l'époque féodale laisse penser qu'une poésie ne pouvait mieux convenir à cette époque ». On a donc perdu son temps et son énergie à chercher plus loin.