La Tunisie a connu durant sa longue histoire deux grands projets civilisationnels. L'un à caractère commercial, l'autre à dominante religieuse. Chacun des deux projets s'est construit autour d'un noyau qui joue le rôle d'un centre organisateur et rayonnant sur toutes les autres composantes du projet. Le premier fut celui de Carthage, l'empire commercial, et dont le noyau fut le fameux port. Toutes les villes côtières de la république de Carthage s'étaient construites autour d'un port qui organise et rythme la vie citadine. C'est pour cette raison que le développement s'est accentué dans les régions côtières et non pas à l'intérieur du pays. La situation que vit la Tunisie aujourd'hui nous rappelle l'époque carthaginoise. Ce projet était expansionniste et centripète à la fois. Le statut de Carthage est passé d'une cité à une république, puis à un empire. A cette époque, le projet tendait à s'élargir par le commerce. Il visait à réaliser du profit, par conséquent, l'Autre était un partenaire et donc un ami. Le tunisien de cet époque avançait vers l'Autre les bras ouverts, pacifiquement. Il était ouvert sur les différences, les acceptait et les intégrait. Les guerres de Carthage contre les Grecs et les Romains avaient des origines économiques, comme les guerres où se fourvoient actuellement les Américains. Le deuxième projet a commencé avec l'avènement de l'Islam, et dont le noyau était la mosquée. Sa visée consistait à répandre la religion, ce qui change radicalement la donne par rapport au premier projet. Certes il était expansionniste, mais il était surtout centrifuge. L'Autre est perçu comme un mécréant, un apostat, un hérétique qu'il fallait convertir à l'Islam ou s'en débarrasser. Il est donc un ennemi et sa différence est intolérable. L'élan expansionniste positif que le port a créé fut réduit par la mosquée. Tout comme au Mashrek (le Moyen Orient), le projet qui se construit autour de la mosquée ne peut pas garantir la pérennité, car il développe la précarité. Voulant unifier, il sème les divisions et les séditions. Dès la mort du prophète, les musulmans d'Arabie ont engagé une suite de guerres civiles sans répit. Les premières étaient déclenchées entre les apôtres (compagnons du prophète), divisés d'abord en deux clans, puis en plusieurs. Cela continue jusqu'à nos jours. C'est la caractéristique fondamentale de la structure mentale arabo-musulmane, au point qu'on pourrait parler de syndrome arabo-musulman. Les peuples non arabes, déboussolés et atteints par ce syndrome, ont vécu plusieurs guerres civiles dont le mobile essentiel était religio-confessionnel. Ce projet est intrinsèquement voué à l'échec. Sa nature confère à l'Etat une durée de vie limitée en comparaison avec Carthage (7 siècles), Rome (12 siècles) et Byzance (11siècles) ; tandis que les Omeyyades (même pas un siècle), Abbassides dont le vrai règne ne dure que 2 siècles, bien que Bagdad fut prise en 1258. Les seldjoukides (un siècle et demi), les Ayyoubides (même pas un siècle). En Tunisie, l'Etat aghlabide (un siècle), fatimide (même pas un siècle), ziride (2 siècles), les Almohades (même pas un siècle) et l'Etat hafside (3 siècles et demi, avec une fin de règne en queue de poisson). Ce projet, centrifuge et à caractère belliqueux, allait vers l'autre épée à la main pour le soumettre ou l'écraser. La Tunisie, où tout est bloqué actuellement et qui est aux confluents de deux siècles, revendique un impératif besoin de construire un nouveau projet civilisationnel (nous l'avons expliqué dans Le TEMPS du 3 octobre 2015) dont le noyau devrait être une salle de cinéma (pas une salle classique mais selon notre conception) et un hôtel. Ces deux domaines (cinéma et tourisme) qui tiennent en trame des dizaines d'activités économiques et socioculturelles, sont bel et bien de l'industrie lourde. Ils sont capables de placer la Tunisie dans une nouvelle trajectoire civilisationnelle centripète, et redynamiser la société. Ils sont la locomotive d'une nouvelle culture. Si les tunisiens ont gardé un caractère d'hospitalité légendaire vis-à-vis des étrangers, caractère qu'ils ont hérité du premier projet civilisationnel, certains sont irrémédiablement atteints par la culture centrifuge du deuxième projet, ou du syndrome arabo-musulman. La stagnation que nous vivons sur tous les plans s'explique surtout par le fait que notre révolution politique n'était pas accompagnée d'une révolution culturelle. Après le 14 Janvier, la société tunisienne, et surtout les jeunes, sont dignes d'une nouvelle vision épanouissante du monde et d'une nouvelle vie où riment liberté et bien-être.