«Bribes d'histoires » est une rubrique hebdomadaire qui traitera chaque mois d'un thème unique sous différents angles. Pour cette première série d'articles et à l'occasion du mois de Ramadan, le choix s'est porté sur les mosquées de Tunisie, lieux de culte dont la fréquentation est accrue durant ce mois saint. Le deuxième article, après celui sur la Grande mosquée de la Zitouna, retrace quelques bribes de l'histoire de la grande mosquée de Testour, une petite merveille vieille de près de 400 ans qui met en exergue la technicité et le savoir-faire des architectes d'époque. Depuis la nuit des temps, un lien particulier unit la Tunisie à l'Espagne et ce, depuis même l'Antiquité. Certes, à l'époque, ces deux pays ne portaient pas leurs actuels noms et ont connu, au fil des siècles, de profonds changements socio-politiques mais il est indéniable que des connexions aient été établies entre les deux patries tout au long de l'Histoire. La Tunisie, dont certaines régions portent jusqu'à nos jours l'empreinte hispano-andalouse et dont certaines familles portent des noms espagnols témoins de leurs origines (Zbiss, Al-Koundi, Sancho, Lakanti, Kristo, Catalina, Boutouria, Karabaka, Billaluna, Blanco, Nigrou, kastalli, etc.), a accueilli, bien avant la chute de Grenade aux mains des Chrétiens en 1492, un certain nombre d'Andalous avant de devenir, deux siècles plus tard, une terre d'accueil sûre pour les Morisques Andalous. Persécutés, forcés à la conversion puis chassés d'Espagne en 1609 sur ordre de Philippe III, ces Musulmans d'Espagne ont trouvé refuge en Tunisie, gouvernée à l'époque par les Ottomans et plus précisément au Cap Bon, à Bizerte et près de la Vallée de la Medjerda. Bien accueillis et rapidement intégrés dans la société, les Andalous ont pris part au développement économique des régions qu'ils ont investies, à travers surtout une activité agricole des plus prospères notamment dans l'exploitation des vignes. Ils ont même créé une nouvelle ville sur les vestiges de l'antique « Tichilla », disparue au Moyen Âge et dont il ne subsiste de ses monuments romains que des remparts tombant en ruine et les bases d'un moulin situé sur les rives de la Medjerda. Ainsi est née « Testour », située au nord-ouest de la Tunisie, à 76 km de la capitale. Génie architectural C'est au cœur de cette cité andalouse que se dresse fièrement la Grande Mosquée de Testour. Elle est située à l'intersection des grandes artères, en face de la place principale de la ville. L'idée à l'époque était d'en faire le noyau, le cœur battant de cette nouvelle médina, fraîchement construite. C'est dire son importance pour les fondateurs de Testour bien qu'elle ne soit pas la première mosquée à y avoir été bâtie. En effet, les premiers arrivants avaient construit, en 1610, un premier quartier portant le nom de « Ribat el andalous » et y avaient érigé une mosquée, toute petite comparée à l'actuelle Grande Mosquée, édifiée quelques années plus tard au cœur d'un second quartier appelé « Tagharine ». Ce monument religieux, vieux de près de 400 ans, continue de susciter l'admiration des contemporains tant par son histoire que par ses détails architecturaux uniques qui font sa renommée bien au-delà des frontières tunisiennes. Elle constitue un savant mélange de genres, de styles et de techniques de construction et de décoration, preuve impérissable des origines aragonaises et castillanes des fondateurs de Testour mais aussi témoin privilégié d'une époque de tolérance par excellence. La Grande Mosquée de Testour a été construite par Mohamed Tagharinou. Elle se déploie en largeur, selon un plan rectangulaire. Elle possède deux cours, dont la deuxième a été ajoutée ainsi que la salle d'ablutions, lors de travaux d'agrandissement réalisés au 18ème siècle. Les matériaux de construction qui y ont été utilisés sont principalement la pierre calcaire, la brique cuite, l'argile, le plâtre, le bois ainsi que les tuiles. La cour principale est soutenue par vingt colonnes récupérées, ornées de chapiteaux arborant chacun un décor unique. Sur l'une d'elles, on peut clairement lire les inscriptions en lettres romaines « Numidia » et « Syria». De même, il est possible d'y retrouver des chiffres romains représentant le nombre 66 indiquant la distance de l'époque entre Carthage et l'emplacement actuel de Testour. La cour est encadrée par quatre portiques et pavée de très vieilles dalles de calcaire datant de l'époque romaine et byzantine et dont certaines portent des inscriptions antiques portant notamment la mention « participation citoyenne » ou encore indiquant l'emplacement d'un tombeau. La cour abrite également une citerne ainsi qu'un cadran solaire en marbre d'une précision inégalée, réalisé par Ahmed Al-Harrar en 1761. Du côté droit de la cour est creusé un mihrab dans le mur de la salle de prière. Il sert à indiquer la direction de la Mecque à ceux qui prient dans la cour. Juste en face, du côté gauche, se trouve une fenêtre. Tous les ans, le 25 juillet, le dernier rayon du coucher de soleil pénètre de cette ouverture et se réfléchit au beau milieu du mihrab extérieur. Les salles de prière et les portiques sont revêtus de toitures en tuiles, caractéristiques de Testour, dont certaines en double pente et d'autres en pente unique. Elles empêchent la pénétration de l'eau de pluie à l'intérieur du monument et servent de décoration. La salle de prière est large de 22,5 mètres. Elle est soutenue par 48 colonnes surmontées de chapiteaux ornés. Son plafond est orné de voutes triangulaires sauf une seule, ronde sur calotte, chacune ornée par une clé de voute au dessin unique dont l'une représentant un faucille et un marteau. Au dessus de ce premier plafond en existe un deuxième surmonté de tuiles avec un vide au milieu. Ce système permet une isolation thermique efficace et procure une fraîcheur inégalée tout au long de l'année. La salle de prière abrite également un mihrab à l'architecture particulière, surmonté d'obélisques ornementaux et qui rappelle les frontons d'origine chrétienne. Elle est dotée d'un système de sonorisation ingénieux, dont le secret réside principalement dans le grand coquillage qui orne l'intérieur du mihrab et permettant d'amplifier le son sans recourir à des microphones. Horologe anti-horaire : la star de Testour Si l'enceinte de la mosquée et sa salle de prière sont d'aspect assez sobre incarnant les influences de l'art mudéjar, son minaret est quant à lui une merveille architecturale qui traduit tout le génie des architectes de l'époque. Il occupe l'angle nord-est et se compose d'une tour carrée de 4,52 mètres, en référence au fiqh malikite surmontée de deux tours octogonales représentant symbolisant le Hanafisme. La tour carrée se distingue par ses chainages angulaires et ses arases de briques encadrant le blocage des moellons. De chaque côté, un lourd pinacle assure l'équilibre du minaret. Un lanternon en bois à structure pyramidale avec au dessus un épi de faîtage garni de trois boules enfilées, surmonté d'une girouette qui indique l'orientation. Quatre-vingt marches constituent l'escalier en colimaçon éclairé d'une lucarne qui mène tout en haut. L'édifice est également orné de six étoiles de David (sceau de Salomon) qui symbolisent peut-être un signe de remerciements envers la communauté juive morisque de l'époque qui a contribué à sa construction. Mais l'élément décoratif le plus remarquable de ce minaret reste incontestablement l'horloge anti-horaire qui orne sa face sud, juste en dessous de la fenêtre. Il semble qu'elle soit unique dans le monde musulman, arabe et africain. Ses aiguilles ont la singulière particularité de tourner dans le sens contraire de celui des aiguilles classiques. De même, ses chiffres sont écrits à l'envers. Ayant traversé les siècles et les années, l'horloge a perdu son mécanisme d'origine en 1946. Selon l'un des doyens de Testour, il serait en bronze et aurait été fabriqué en Orient. Pour que l'horloge renaisse à la vie et fonctionne de nouveau, il aura fallu les efforts soutenus d'un passionné, arrière petit-fils de Ali Koundi, andalous morisque qui fût l'un des premiers imams de la Grande Mosquée de Testour. Abdelhalim Koundi, puisque c'est de lui qu'il s'agit, ingénieur de formation, n'a cessé de se battre pour restaurer cette horloge et la faire fonctionner de nouveau. Appuyé par l'Institut Goethe de Tunis dans le cadre du projet « Meêmarouna » mais aussi par l'Association de Sauvegarde de la Médina ainsi que d'autres intervenants, il a organisé une collecte citoyenne, invitant les Testouriens à participer financièrement à ce projet qui a coûté environ 10.000 dinars. Et le miracle fût ! Reliée à un satellite et ne nécessitant aucune intervention humaine pour ajuster l'heure, cette horloge a repris vie le 20 décembre 2014. Tous les citoyens ayant cotisé ainsi que le ministre de la Culture, les représentants de la société civile et les médias étaient là pour savourer ce moment unique de l'histoire de Testour, la ville andalouse le mieux préservée de Tunisie. Comme quoi, vouloir rime toujours avec pouvoir. Dans son livre consacré à l'horloge de Testour, Abdelhalim Koundi, écrit : « Plus qu'un simple lieu de culte, la Grande Mosquée andalouse de Testour et son horloge sont un symbole bien clair de paix et de tolérance, englobant les principales valeurs des trois religions monothéistes. » En effet, ce monument vieux de quatre siècles et classé au patrimoine tunisien est l'incarnation même de l'ouverture sur les autres et l'acceptation des différences. Aujourd'hui, il est occupé par un groupe de pratiquants aux idées un peu moins tolérantes. Certaines étoiles de David ainsi que deux obélisques ont déjà été arrachées et l'accès à l'intérieur de la mosquée dépend parfois de leur bon vouloir. Triste présent pour un monument au passé unique !