Lancé en 2013, la réforme fiscale a été guidée par les objectifs de simplification du système fiscal, d'équité fiscale, de modernisation de l'administration fiscale, de lutte contre l'évasion fiscale et de décentralisation de la fiscalité locale. Six commissions ont été formées faisant intervenir des organisations professionnelles, des experts, des universitaires, des représentants des organisations patronales et syndicales, et des différents ministères. Ces commissions se sont penchées sur un projet de réforme des impôts directs, impôts indirects, de la fiscalité locale, de lutte contre évasion fiscale… Cependant, la réforme fiscale n'a pas vu le jour dans un texte de loi cohérent et complet qui rompe avec la législation existante. Les dispositions de la réforme sont parues de façon fragmentée dans les différentes lois de finances. Aujourd'hui le processus de la réforme nécessite plus que jamais une évaluation par rapport aux objectifs poursuivis. Une étude déjà menée sur un échantillon de 100 experts comptables et experts dans le domaine fiscal montre que le processus de la réforme est à mi –chemin. De plus, la loi de finances 2018 a montré que la réforme risque d'être avortée par la soutenabilité des finances publiques. Autour de ces deux principaux axes nous questionnons les attentes de la loi de finances 2019 : la loi de finances 2019 reprenne-t-elle le bon chemin qui a été égaré de la réforme fiscale ? Quelles attentes nous percevons à l'heure actuelle face à une frustration accrue des augmentations de l'impôt et à l'insécurité juridique ? I-Etat des lieux : Une réforme fiscale à mi-chemin L'étude que nous avons menée consiste à évaluer les apports de la réforme fiscale durant la période 2014-2017. Un questionnaire d'une quarantaine de questions a été adressé à 100 experts comptables et experts dans le domaine pour solliciter leurs avis concernant les dispositions entreprises en matière de réforme fiscale et leurs degrés d'efficacité sur le plan pratique par rapport aux objectifs de l'équité, de la transparence fiscale, et de la lutte contre l'évasion fiscale. Equité fiscale : En matière d'équité, les dispositions ont touché la modification du barème de l'IRPP pour les personnes physiques. Même si cette disposition a permis d'alléger la charge fiscale pour les personnes à faible revenu elle n'a pas pu taxer ceux qui s'enrichissent à l'abri de l'impôt. En fait, uniquement 48% des personnes interrogées sont favorables à la révision du barème, les autres pensent que l'équité est loin d'être instaurée par la révision d'un barème qui taxe lourdement la classe moyenne créatrice de valeur pour l'économie. La révision du régime forfaitaire éligible pour les activités industrielles et commerciales est apparu à travers deux loi de finances : La loi de finances 2014 qui a délimité le champ d'application du régime forfaitaire et la loi de finances 2016 qui a délimité de régime forfaitaire dans le temps à une période de 3 ans. Cette réforme semble aujourd'hui incapable de lutter contre les faux forfaitaires, 60% des experts perçoivent que La révision du régime forfaitaire n'a pas permis d'instaurer l'équité fiscale. L'élargissement du champ d'application de la TVA apparu dans la loi de finances 2016 et 2017 mettant fin à l'exonération de la TVA pour certains matériels, produits et services repris au tableau « A » annexé au code de la TVA semble une mesure appréciée par 55% des experts interrogés. En effet, La répartition du fardeau fiscal sur un nombre plus important de contribuables et la suppression des exonérations renforcent le sentiment d'équité fiscale. Pour apprécier l'état de réalisation des objectifs escomptés, nous avons demandé aux experts de donner un score de notation de 0 à 10. Le score moyen en matière d'équité est de 4/10 (0,4) ; il n'a même pas atteint la moyenne. Transparence fiscale : les lois de finances de 2016 et 2017 ont essayé de toucher le secteur des professions libérales accusé par la fausse déclaration de leurs revenus imposables. 73% des experts interrogés pensent que la facturation et l'insertion du matricule fiscal pour les BNC est une bonne disposition en faveur de transparence fiscale. La loi de finances complémentaire 2014 a été révolutionnaire en matière de la levée du secret bancaire qui a été cependant trop contestée lors de la promulgation de la loi. La loi de finances 2017 a encore renforcé les pistes de la levée du secret bancaire pour permettre réellement à l'administration fiscale d'accéder à des informations pertinentes utiles au contrôle fiscal. Les experts confirment l'efficacité de cette disposition à 80% des cas. D'autre part, l'article 48 la loi de finances pour l'année 2016 a instauré l'obligation de mise en place des caisses enregistreuses pour les activités de consommation sur place (les restaurants, cafés…). 85% des personnes interrogées confirment que La caisse enregistreuse est un très bon moyen de renforcement de la transparence fiscale du chiffre d'affaires réalisé par rapport à celui déclaré aux services de contrôle des impôts. Le score de réalisation des objectifs de la transparence est de 0,58. Il semble qu'il y a un vrai décalage entre le contenu du texte de loi qui peut être très promoteur et la mise en application du texte qui en fait défaut et qui peut même vider le texte de son contenu. La lutte contre la contrebande et l'évasion fiscale : Le législateur est intervenu à plusieurs niveaux pour lutter contre la contrebande : -Au niveau de la loi de finances 2016 par une logique de baisse des impôts à travers la réduction des droits de douane et du droit de consommation. Cette initiative législative est, à près de 70% des cas, jugée comme favorable à la lutte contre l'évasion fiscale et la contrebande. -Au niveau de la loi de finances 2014, l'interdiction de la déduction des montants payés en espèce d'une valeur supérieure ou égale 5000 dinars HT mesure jugée appréciée par 77% des experts interrogés. De même, l'interdiction de la déduction des montant payés dans les paradis fiscaux au niveau de la loi de finances 2017 est appréciée par 65% des experts. En matière de lutte contre l'évasion fiscale, on peut citer deux dispositions : – L'obligation de la déclaration des éléments de train de vie et qui doit être présentée à l'appui de la déclaration annuelle de l'impôt sur le revenu instituée par la loi de finances 2017. Les résultats montrent que 60% des personnes interrogées sont en faveur de la déclaration des éléments de train de vie. – La brigade des enquêtes et de lutte contre l'évasion fiscale a été instituée par la loi de finances 2017. Cette brigade détecte les infractions fiscales et assure la collecte des preuves sur tout le territoire tunisien, tant qu'aucune information n'a été prise pour leur poursuite. 80% des personnes interrogées sont en faveur de la brigade fiscale. Le score de réalisation des objectifs de lutte contre la contrebande est de 0,52 et celui de l'évasion fiscale est de 0.5. Les objectifs ne sont réalisés qu'à moitié. La réforme fiscale n'est alors qu'à mi–chemin. II-Une réforme qui risque d'être avortée en raison de la soutenabilité des finances publiques Aujourd'hui, le projet de la réforme fiscale a du mal à résister face aux pressions conjoncturelles et aux aléas économiques. Les dispositions de la loi de finances 2018 nous ont mis face à une réalité alarmante. La soutenabilité des finances publiques semble imposer ses règles de jeux face à une situation budgétaire difficile. La croissance économique : Le taux de croissance économique a fait les plus pires de ses chutes 0,3% en janvier 2016 pour se rétablir avec un pourcentage de 1,5% à la fin de l'année 2016. Les réalisations en termes de croissance économiques sont toujours largement différentes des prévisions. En 2017 le taux de croissance s'est rétabli à 2,2% et en 2018 le taux de croissance budgété est de 3%. Ce taux est encore au-dessous du taux de croissance mondial moyen de 3,7%. Les dépenses publiques : Les dépenses publiques continuent à augmenter sur les 5 dernières années. Ces dépenses ont changé du palier des vingtaines vers le palier des trentaines. Le budget de 2017 a atteint un montant de 34.455 millions de dinars. La loi de finances 2018 a prévu un montant de 35.851 et le montant annoncé en 2019 continue à courbe croissante vers les quarantaines de milliards de dinars (40.600 millions de dinars). Pour faire face à cette amplification des dépenses publiques, le recours à l'endettement et l'augmentation des recettes fiscales ont été inévitables pour la soutenabilité des finances publiques. Le déficit budgétaire a atteint en 2017 un taux alarmant de 6,1%. Le déficit budgétaire prévu pour l'année 2018 est de 4,9% et pour l'année 2019 est de 3,9%. Endettement et pression fiscale : Les statistiques relatives au taux de l'endettement (Endettement par rapport au PIB) sur les 5 dernières années montrent que la courbe est à croissance rapide et aigue d'une année à une autre. Le taux d'endettement continu à s'aggraver pour atteindre un pourcentage de 69,6% en 2017 contre un taux de 63% en 2016 et 52,7% en 2015. Le taux d'endettement prévu en 2018 est 71 ,4%. La pression fiscale a passé de 20,6% en 2016 à 22,1% en 2017 pour attendre ses plus fortes hausses en 2018 avec un taux de 22,8%. Cette augmentation est due à la contribution conjoncturelle exceptionnelle prévue pour l'année 2017 qui s'applique rétroactivement au titre des bénéfices de l'année 2016 et qui a pesé très lourd sur les entreprises tunisiennes et sur leur capacité compétitive. De plus, la loi de finances 2018 a prévu une nouvelle contribution de solidarité sociale qui commence à s'appliquer sur revenus réalisés à partir de 2018. Les taux de TVA ont aussi connu une hausse de 1% alors qu'en 2017 le législateur a préféré une optique d'élargissement du champ d'application de la TVA, on se trouve en 2018 dans une autre optique d'augmentation des taux. Pour assurer la soutenabilité des finances publiques et l'équilibre budgétaire, la loi de finances 2018 ne s'est pas tardée à alourdir les taxes voire même à contrebalancer les dispositions de la réforme fiscale en reconduisant l'application des droits de douane et du droit de consommation mettant en cause le processus de la réforme. Les objectifs stratégiques de la réforme semblent être remis en cause et le processus de réforme tend vers un avortement précoce. Le contribuable submergé par des dispositions qui se succèdent d'une année à une autre pour raison d'adaptation aux conjonctures économiques perd le sentiment de sécurité et la vision stratégique des objectifs escomptés de la réforme qui peuvent développer son civisme fiscal et son consentement à l'impôt. Conclusion La réforme fiscale est encore loin de réaliser ses objectifs d'équité, de transparence et de lutte contre la contrebande et l'évasion fiscale. La soutenabilité des finances publiques a mis en cause le processus de la réforme. Une augmentation des impôts indirects : DD, DC et TVA en vue de combler le déficit budgétaire a affecté énormément les prix de vente sur le marché local et à l'importation et a causé une dégradation du pouvoir d'achat du citoyen. Plusieurs dispositions de lutte contre la contrebande et l'évasion fiscale telles que les caisses enregistreuses et la limitation du régime forfaitaire à une période de trois ans sont encore loin d'être mises en application ; d'autres dispositions restent sans efficacité pratiques. En effet, une administration fiscale qui n'a pas été restructurée ni modernisée par des applications digitalisées ne peut garantir un niveau satisfaisant de contrôle et ne peut mettre en application ces dispositions. Une économie informelle qui couvre près de 50% de l'économie tunisienne ne peut que justifier l'absence d'une réelle volonté politique de lutte contre l'évasion et les circuits parallèles. Instaurer l'équité fiscale n'est pas une affaire simple de lois mais aussi une volonté de faire face aux passagers clandestins, aux contrebandiers, et aux personnes en défaut de déclaration. La loi de finances 2019 a de forts défis à soulever. Peut-elle nous faire oublier la lourdeur de la loi de finances 2018 ? Peut-elle faire ramener la réforme sur les rayes ? Retrouve-t-elle le bon chemin ou revient-elle sur son chemin pour poursuivre le processus déjà encours ? A-t- elle le courage d'ouvrir le champ de modernisation de l'administration fiscale et de combattre les circuits parallèles ?