Le projet de loi de finances continue de provoquer des réactions intenses de part et d'autre quant à son impact réel sur la mobilisation des recettes nécessaires à la couverture des dépenses de l'Etat. Ces dépenses qui sont en nette augmentation depuis 2011. Ce constat traduit l'incapacité des gouvernements qui se sont succédé à arrêter une hémorragie qui risque de condamner les générations futures à supporter le poids de l'endettement. Une question qui a été largement débattue lors de la conférence de l'association Solidar Tunisie organisée hier à Tunis, et qui a été une occasion pour présenter sa lecture du projet de loi de finances 2018 et aussi du budget économique 2018, avec la présence de Zied Laâdhari, ministre du Développement, de l'Investissement et de la Coopération internationale, et Mongi Rahoui, président de la commission des finances, de la planification et du développement à l'ARP M. Rahoui s'est d'emblée interrogé sur la portée des réformes annoncées par les gouvernements successifs depuis 2011. «Si on regarde les lois de finances précédentes, on trouve une réitération des mêmes grands titres : booster l'investissement, accompagner les entreprises, réformer la fiscalité, lutter contre l'évasion fiscale et l'économie parallèle, etc. Durant toutes ces années, avons-nous réellement engagé des réformes?», rétorque-t-il. Il indique que déjà, lors des discussions sur la loi de finances 2017, le chef de gouvernement avait annoncé que son objectif est de réaliser l'équilibre des agrégats économiques et l'amélioration des finances publiques, avec des prévisions de 5,4% pour le déficit budgétaire et de 53,7% pour l'endettement. En fin 2017, on se trouve respectivement avec des taux de 6,1% et de 69,6%, selon le député. Taux d'usure et audit de la dette Il a affirmé que la loi de finances actuelle s'est basée sur des hypothèses qui ne tiennent pas telles que le taux de croissance et le prix du baril de pétrole, soulignant la non-mention du taux de change du dinar, qui connaît une dévaluation importante. Il indique que les dispositions de cette loi vont à l'encontre de l'objectif de stimuler la croissance avec une pression croissante sur le pouvoir d'achat des ménages et des mesures fiscales qui peuvent freiner l'investissement. M. Rahoui estime que la dette a atteint des niveaux records, soit plus de 53.000 MDT durant la période 2012-2017. «Il y a une grande dépendance et une difficulté à mobiliser des ressources propres. En fait, on s'endette pour pouvoir couvrir les dettes. Si on regarde le stock de la dette, le taux effectif qu'on est en train de subir est un taux d'usure pour l'économie, un taux pratiqué par les organisations financières internationales. Nous avons toujours appelé à faire l'audit de la dette parce que plusieurs crédits n'ont pas profité à l'investissement et à la création de la richesse», indique-t-il. Du côté des dépenses d'investissement, il souligne qu'il y a une baisse de 9% dans le budget de 2018, ce qui est contraire à l'esprit de booster l'investissement et de le considérer comme moteur de développement. Défis majeurs Pour Zied Laâdhari, ministre du Développement, de l'Investissement et de la Coopération internationale, les vrais défis pour l'économie tunisienne dépassent la discussion sur la loi de finances, pour concerner une vision globale du modèle de développement. Ce modèle fait face à deux défis majeurs qui sont la maîtrise des finances publiques et la stimulation de la croissance. Selon le ministre, un gap de 10000 MDT est enregistré dans les finances publiques, avec 36000 MDT de dépenses et 26000 MDT de ressources. Il a signalé que par rapport à 2010, la masse salariale est passée de 6500 MDT à 14750 MDT, le déficit des entreprises publiques de 1000 MDT à 6000 MDT, le déficit des caisses sociales à 2000 MDT et la compensation à 6000 MDT. Ajoutons à cela un encours de la dette de 8000 MDT. «Nous avons déjà dépassé nos ressources pour payer des charges que nous n'avons pas d'autres choix que de les honorer. Nous n'avons plus de marge. Nous avons toujours reporté les vrais problèmes par manque de courage et certainement à cause de la complexité de la situation du pays et l'instabilité politique qui en découlait. Nous n'avons pas d'autre choix, soit nous baissons les dépenses, nous nous endettons ou nous mobilisons des recettes», lance-t-il. Le deuxième défi est la croissance molle, selon les propos du ministre. Il a affirmé que le niveau de croissance 4% dans les années 2000 n'a pas éviter la révolution, étant une croissance qui n'est pas riche en emplois et en emplois qualifiés et se basant sur le transfert technologique et non sur l'innovation. Après 2011, seule la consommation comme moteur de croissance est restée active alors que l'exportation et l'investissement étaient en berne. Consensus «Maintenant, nous avons besoin de transformer notre modèle de croissance. Mais ces deux défis parallèles rendent notre mission plus difficile. Pour résoudre les deux à la fois, la condition sine qua non est d'avoir une prise de conscience collective de la nécessité d'engager des réformes, en prenant en compte que notre marge de manœuvre qui est de plus en plus réduite. Nous devons avoir un consensus pour pouvoir avancer. Il faut des sacrifices communs», estime-t-il, ajoutant que le gouvernement essaye actuellement de contenir la masse salariale, l'endettement et de réduire le déficit budgétaire. Concernant le budget économique 2018, il indique qu'il se base sur une croissance zéro des dépenses, soulignant que tous les ministères ont fait des efforts pour les réduire, tout en prenant attention à ne pas porter préjudice aux dépenses de développement. Il affirme que ces dépenses seront diversifiés entre 5700 MDT mobilisés dans le budget et 500 MDT à travers le PPP. M. Laâdhari a indiqué également que les entreprises publiques représentent un fardeau pour les finances publiques et qu'il faut s'accorder sur le moyen de les réformer et penser à la question de la privatisation qui peut être une solution envisageable. «Nous sommes dans un cercle vicieux. Ces entreprises sont en train de se ruiner mutuellement. Il faut avoir le courage de prendre la décision les concernant», signale-t-il. Il ajoute qu'il y a un besoin d'un vrai projet de réformes, d'œuvrer pour l'assainissement de l'environnement des affaires et la stimulation de la croissance dans les secteurs productifs et à haute valeur ajoutée et aussi le renforcement de l'inclusion sociale. Des objectifs qui ont pour préalables la stabilité et l'adhésion au projet de réformes. Effet pervers De son côté, l'économiste et ex-ministre Abderrazak Zouari a affirmé que toute loi de finances a trois principes qui sont la stabilité de l'instrument fiscal dont dépendent l'anticipation des opérateurs économiques, le rendement des mesures fiscales perçue par leur impact économique ainsi que l'équité. Il estime que l'instrument fiscal ne permet pas seulement d'augmenter les recettes mais il peut avoir des effets économiques sur la consommation, l'investissement et les échanges commerciaux et peut induire une baisse des recettes. Il estime que la lutte contre l'évasion fiscale est l'une de mesures nécessaires pour assainir la situation financière. «Une étude récente a montré qu'il existe 726 mille contribuables en Tunisie dont la moitié seulement paye l'impôt. De même, elle indique que l'évasion fiscale sur la TVA est de l'ordre de 1 MDT. Certains bénéficiaires du régime forfaitaire paient un impôt pour un revenu qui est inférieur au seuil de la pauvreté», indique-t-il. Il souligne que tous ces dépassements supposent une réforme institutionnelle et une réforme de l'administration fiscale qui n'est plus adaptée aux conditions actuelles. Propositions de Solidar Tunisie La lecture de Solidar Tunisie pour le projet de loi de finances a montré un manque de vision économique clair après six mois de l'approbation du plan de développement 2016-2020. Ce plan vise à réaliser un taux de croissance de 3,5% du PIB. D'autant plus que ces mesures sont contradictoires avec celles prises dans les lois de finance précédentes en ce qui concerne les réformes fiscales et douanières, essentiellement dans le régime forfaitaire, la lutte contre la contrebande et l'économie parallèle. Ainsi, Lobna Jeribi, présidente de Solidar Tunisie, a indiqué que les propositions de l'association concernent la réactivation du contrôle fiscal afin d'élargir la base d'imposition et d'éviter l'augmentation de la pression fiscale directe sur les entreprises et les salariés. « Cette pression pourra amener à un effet contraire, à l'instar de ce qui a été constaté en 2017, par le recul de l'investissement et l'augmentation de l'endettement à un taux qui dépasse largement celui prévu dans le plan de développement 2016-2020», affirme-t-elle. L'association propose d'adopter des mesures pour la mobilisation de ressources pour le budget de l'Etat à travers l'amélioration du remboursement des dettes publiques et le contrôle fiscal et d'éviter l'augmentation des impôts et des taxes actuels. On propose, ainsi, de créer une commission pour conduire le remboursement des dettes de l'Etat au sein de la présidence de la République composée de représentants des ministères concernés et de mettre en place un agenda de travail et des objectifs clairs pour le remboursement. Le contrôle fiscal des contribuables pourrait se faire en élargissant la base d'imposition et en réduisant le contrôle à l'année 2014 ainsi que de fixer des délais pour la fermeture des dossiers objet de révisions approfondies. Concernant les incitations fiscales, Solidar Tunisie propose d'encourager les investissements afin d'améliorer la compétitivité des entreprises en leur permettant d'encaisser les gains et de les réinvestir dans le but d'éviter le recours à l'endettement pour le financement des extensions et des renouvellements. On propose également de réviser les conditions incluses dans la loi sur les incitations fiscales et qui stipule de joindre à la déclaration d'impôts et de revenu sur les sociétés un certificat de mise en activité du projet d'investissement ainsi que l'octroi du statut de totalement exportateur à la date d'entrée en activité, qui entrave les entreprises de bénéficier des incitations fiscales en ce qui concerne les taxes douanières et la TVA. On indique aussi qu'il est important de réviser la définition des opérations d'exportations indirectes. Mme Jeribi a ajouté que l'association a également donné ses propositions pour la focalisation sur deux secteurs stratégiques dans le cadre du Partenariat Public Privé, qui sont les technologies de l'information et de la communication et les énergies renouvelables. Le premier étant un secteur transversal qui concourt à l'amélioration de la productivité et la compétitivité et constitue une composante essentielle de la lutte contre la corruption et l'évasion fiscale. Elle indique que la digitalisation de l'administration permettra de faciliter l'accès aux services publics, à l'instar de l'usage des télédéclarations afin d'améliorer les services de l'administration fiscale et douanière. Les énergies renouvelables peuvent aussi être la solution idéale pour la Tunisie pour réduire le déficit énergétique qui a atteint, en 2016, 2700 MDT. On prévoit dans le plan de développement que leur part atteindra 12% dans le mix énergétique, mais ceci reste insuffisant d'autant plus que les moyens nécessaires pour sa concrétisation ne sont pas encore mis en place, selon Mme Jeribi, que ce soit au niveau de la réglementation ou des incitatins fiscales, appelant à ce que la loi de finances comporte un axe stratégique sur le renforcement des énergies renouvelables. Les propositions de l'association portent sur l'élargissement des incitations fiscales au titre du réinvestissement dans le capital des entreprises pour englober les investissements dans les énergies renouvelables et le recyclage des déchets, l'octroi d'incitations fiscales pour le financement des projets d'investissement dans le domaine à travers des titres participatifs. M.O.