Interview de Salma Zouari, Professeur émérite, IHEC En Tunisie, le premier cas de Coronavirus ou Covid-19 a été signalé le 2 mars et on observe une propagation de l'infection virale qui pourrait s'accélérer. Quelles conséquences sur l'économie nationale ? La réponse à cette question n'est pas aisée. Cependant, on sait que l'impact d'un virus sur le corps humain dépend de plusieurs facteurs dont l'état de santé de la personne concernée, ses défenses immunitaires et éventuellement les traitements qu'il reçoit pour contrer le virus. On peut faire le même raisonnement pour l'économie nationale face au Coronavirus. Comment caractériser l'état de santé économique de la Tunisie en ce début d'année ? La croissance économique s'est limitée à 1% en 2019 contre 2,7% en 2018. Cette croissance est très faible, elle correspond à une baisse du PIB par tête d'habitant de -0,5%. Cette croissance n'a pas permis de créer suffisamment d'emplois, si bien que le taux de chômage est resté élevé (14,9% au 4 ème trimestre de 2019). L'inflation, après un pic de 7,7% en juin 2018, a poursuivi sa tendance baissière et a atteint 5,8% en février 2020. Le déficit du compte courant s'est résorbé à 9,9% du PIB en 2019 contre 11,1% du PIB en 2018, grâce aux recettes touristiques et parce que le dérapage du déficit commercial observé en 2018 s'est légèrement ralenti en 2019. Finalement, la politique de maitrise des déséquilibres macroéconomiques adoptée en 2019 a relativement abouti, mais ceci s'est fait au prix d'un très fort ralentissement de la croissance, voire d'une quasi-stagnation. Cependant, cette quasi-stagnation doit être imputée non pas uniquement à la politique économique adoptée par les autorités mais aussi, et en large partie, à des facteurs exogènes (la saisonnalité de l'agriculture et son impact sur les industries agroalimentaires, le ralentissement de la croissance en Europe…) ou à des facteurs structurels (le climat des affaires en vigueur et le dépérissement des entreprises publiques…). Quelle a été la contribution des divers secteurs à cette contreperformance ? La relativement bonne performance de 2018 (2,7 points de croissance) était due principalement au secteur agricole, au tourisme et aux transports ; en 2018, ces trois secteurs ont été, ensemble, à l'origine de 1,8 points de croissance. Par contre, la contre performance de 2019 est générale et touche tous les secteurs économiques. L'agriculture, principal secteur moteur de la croissance en 2018, a calé en 2019 : sa contribution n'est plus que 0,1 point de croissance contre 1,2 en 2018. Les industries manufacturières connaissent une crise exceptionnelle ; cette crise n'a d'égal que celle qu'elles ont connue en 2011 suite à la révolution : la contribution des industries manufacturières à la croissance est devenue négative (-0,13 en 2019 contre 0,18 en 2018). A l'origine de cette grave dégradation des performances, il y a de multiples causes : (i) le ralentissement de la croissance en Europe, dont ont pâti tous les secteurs d'exportation notamment les industries mécaniques et électriques. Ce secteur, leader en matière d'exportations manufacturières, a vu sa contribution à la croissance passer de 0,08 point en 2018 à -0,09 point en 2019. (ii) la politique monétaire, la politique fiscale et la politique des revenus qui ont induit un accès plus difficile et plus coûteux au financement, une augmentation des charges des entreprises au titre d'un coin fiscal plus élevé et d'un coût salarial plus important, sans pour autant que les investissements publics permettent une plus grande productivité des facteurs. (iii) un déficit de visibilité pour les investisseurs et un attentisme liés aux élections. Contribution des secteurs à la croissance (en %) En 2019, les industries non manufacturières (mines, hydrocarbures et gaz, électricité et eau, bâtiments) sont restées aussi sinistrées qu'en 2018 (elles sont à l'origine de -0,17 point de croissance en 2019 et -0,16 point en 2018). Le secteur des services marchands observe lui aussi une contre performance. Sa contribution à la croissance passe de 1,43 point en 2018 à 0,97 point seulement en 2019, suite à la forte récession que connait le secteur des transports (à l'origine de -0,18 point de croissance en 2019, contre 0,24 point en 2018). Seul le secteur des services non marchands (l'administration) a renoué avec la croissance. Sa contribution est passée de 0,09 point en 2018 à 0,2 point en 2019, en relation avec l'augmentation des salaires des fonctionnaires. L'augmentation des salaires des fonctionnaires a dû impulser la croissance du fait de son effet sur la demande globale. Qu'en est-il ? On n'a pas encore les statistiques sur tous les éléments de la demande globale. Mais on sait qu'en 2019, les échanges commerciaux de la Tunisie avec l'extérieur ont enregistré en volume (à prix constants) une baisse à l'export de 5% et à l'import de 9%. La baisse des exportations a manifestement eu un impact négatif sur la croissance, effet contrecarré par l'effet de la baisse des importations. L'augmentation des recettes de l'Etat et notamment les recettes fiscales (+17,9%) a nécessairement eu un effet stabilisateur. La réduction du déficit budgétaire à 3,5% du PIB en 2019 contre 4,6% en 2018 a laissé peu de place pour les investissements publics. En dinars courants, les dépenses d'équipements de l'Etat n'ont augmenté en 2019 que de 3,3% contre 3,7% en 2018. On peut craindre que, globalement, le taux d'investissement ait baissé. La réduction du déficit budgétaire à 3,5% du PIB, en 2019, n'a pas empêché une augmentation substantielle des dépenses de fonctionnement de l'Etat (+11,6%), suite à l'accroissement de la masse salariale (+13,5%). Cet accroissement impactera positivement la consommation privée. On peut donc légitimement anticiper que le point de croissance enregistré en 2019 est principalement dû à un effet de la consommation dans ses deux composantes : publique et privée. Les exportations et les investissements auraient vraisemblablement eu des contributions limitées voire négatives. Quelles sont les perspectives pour 2020 ? Le budget économique 2020, sur lequel s'est fondée la loi de finance 2020, table sur un taux de croissance de 2,7% en 2020 et une estimation de la croissance réalisée en 2019 à 1,4%. On sait maintenant que la croissance n'a pas dépassé 1% en 2019 et on doit revoir, en conséquence, les prévisions de croissance pour 2020. Par ailleurs, le budget économique 2020 a adopté l'hypothèse d'une croissance mondiale de 3,5% et d'un prix du baril de pétrole de 63,9 $US. Le coronavirus a modifié ces paramètres. Le prix du pétrole a chuté de façon spectaculaire et la croissance mondiale a été sensiblement revue à la baisse ; selon les dernières prévisions de l'OCDE, en 2020, la croissance annuelle du PIB mondial serait de 2,4 % si l'épidémie est rapidement maitrisée. Par contre, si elle s'avère plus durable et plus importante, la croissance mondiale pourrait tomber à 1,5% en 2020. Ces nouvelles prévisions intègrent les effets négatifs directs du coronavirus sur l'économie chinoise et sur les économies qui lui sort étroitement liées (le Japon, la Corée et l'Australie…). Ces prévisions intègrent aussi l'impact de la dégradation des perspectives de croissance pour la Chine sur les marchés des principales commodités comme le pétrole, sur les marchés financiers, sur la mobilité humaine et le tourisme ainsi que sur les chaînes de valeur mondiales et leur degré de perturbation. In fine, il convient de revoir les prévisions de croissance économique pour la Tunisie en 2020 en intégrant ces nouvelles donnes à savoir : – l'impact direct du Coronavirus sur l'économie nationale ; – l'impact via le ralentissement de la croissance mondiale en général et en Europe en particulier, principal partenaire économique de la Tunisie ; – l'impact indirect par le prix du pétrole. Quel est l'impact direct du Coronavirus ? La capacité d'un pays à contenir l'épidémie dépend de la solidité de son système de santé publique, de sa capacité de gestion de la crise sanitaire, de la vigilance et discipline des citoyens. L'OMS classe la Tunisie relativement haut parmi les systèmes de santé du monde ; mais des pays tels que l'Italie, ayant des systèmes de santé beaucoup plus performants ont été très fortement frappés et il convient de tenir compte de leurs parcours. Les pouvoirs publics sont appelés à prendre les mesures susceptibles de limiter la contagion et ils doivent soutenir les structures et les personnels de santé pour qu'ils puissent jouer leur rôle. D'ores et déjà, certaines activités collectives ont été suspendues (éducatives, culturelles, sportives, religieuses …) ; on peut craindre les fermetures forcées d'entreprises pour des raisons épidémiologiques et/ou économiques. Dans ce contexte, les travailleurs dans le secteur public seront épargnés du risque de perte d'emploi alors que certains travailleurs du secteur privé pourraient être touchés. Des mesures de soutien et des compensations sont à prévoir. Face à une propagation du virus, toutes les activités économiques risquent d'être touchées, celles qui travaillent pour le marché local et celles qui travaillent pour l'exportation. Un shift de la demande vers les produits de première nécessité (par effet de panique), peut induire des ruptures de stocks et une baisse de la demande pour les autres produits. Dans tous les cas, il importe d'assurer une régularité des approvisionnements en produits de base. Des solidarités devraient être organisées. Pendant l'épidémie, on devra notamment soutenir les groupes sociaux et les entreprises les plus vulnérables. Quel est l'impact de la baisse de demande mondiale liée au Coronavirus ? Au-delà de cet impact direct négatif du Coronavirus, son impact indirect via la baisse de la croissance mondiale, et surtout celle de nos partenaires commerciaux, mérite un intérêt particulier. S'agissant des services, en période d'épidémie, les restrictions de déplacement des personnes et les principes de précaution ont un impact négatif sur le tourisme. L'hôtellerie et le transport s'en ressentent déjà même si l'on est en basse saison ; l'ensemble des activités qui leurs sont liées sont également touchées. On ne connait pas encore avec certitude la réaction du virus à la chaleur. Hélas, l'épidémie en Australie suggère qu'il n'y est pas sensible ; on risque donc de faire face à une importante crise à court terme, en attendant la reprise de la confiance et le retour de la croissance à moyen terme. Il n'en reste pas moins que le tourisme mondial sera impacté par la baisse de la croissance mondiale ; la destination Tunisie ne sera pas épargnée, à moins que des stratégies spécifiques ne soient adoptées. S'agissant des industries manufacturières, les confinements que vivent des populations à l'échelle mondiale et l'arrêt de la production de plusieurs centres de production, réduisent immédiatement la demande mondiale pour plusieurs produits tunisiens. Des annulations de commandes sont déjà observées pour l'industrie textile et risquent d'impacter sérieusement les exportations. Il y va de la survie des entreprises exportatrices et de la pérennité des emplois qu'elles assurent. Cependant, à moyen terme, les difficultés qu'ont observées les chaînes de valeur mondiales dépendantes de la Chine pourraient être à l'origine de restructurations de ces chaînes privilégiant la proximité. La Tunisie pourrait alors mieux tirer avantage de sa proximité de l'Europe. Il convient de s'y préparer. In fine, les industries manufacturières, déjà en proie à une forte crise en 2019, sont menacées par les conséquences économiques de la pandémie. L'industrie agroalimentaire pourrait être épargnée si l'on arrive à adopter les stratégies idoines à cette fin. S'agissant des industries non manufacturières, elles seront challengées notamment par la baisse du prix du pétrole. Quid de l'impact indirect par le prix du pétrole ? Plusieurs commentateurs se réjouissent de cette baisse. En effet, la baisse de la demande chinoise et internationale d'hydrocarbures, conjuguée avec d'autres facteurs d'offre, a engendré une baisse du prix du pétrole. Or, la Tunisie est importatrice d'hydrocarbure et son déficit énergétique pèse très lourdement dans son déficit commercial. La baisse du prix du pétrole sur le marché international pourrait être une opportunité pour réduire les déséquilibres macroéconomiques. Il convient de saisir cette opportunité. In fine, quel bilan ? Au moment où elle risque de connaître une large épidémie, l'économie tunisienne est déjà en crise. Plusieurs secteurs sont en récession, les autres observent une très faible croissance. Les investissements sont en berne et le volume des exportations en régression. Seul un choc positif pouvait sauver la situation. Hélas, le Coronavirus et ses conséquences à l'échelle mondiale constituent un choc négatif qui risque d'enfoncer davantage l'économie nationale déjà en détresse. Il est difficile d'en quantifier l'impact. Mais les conséquences microéconomiques dans la vie des entreprises et sur leurs travailleurs risquent de se faire sentir rapidement. Clairement, les pouvoirs publics devront d'abord tout faire pour freiner la propagation de l'épidémie et épargner les vies humaines. Ils devront aussi endiguer la récession et remettre l'économie sur une trajectoire croissante. Propos recueillis par Dorra Megdiche