Dans un long entretien accordé au site Al Jazeera Net, le politologue américain Robert Keohane revient sur les thèses développées avec feu Joseph Nye dans leur article « La fin du siècle américain long », publié dans le dernier numéro de la revue Foreign Affairs. Entre rétrospective théorique et mise en garde géopolitique, celui que l'on considère comme l'un des pères de la « libéralisme institutionnel » dresse un constat lucide : la domination mondiale des Etats-Unis touche à sa fin. Qui est Robert Keohane ? Robert O. Keohane est l'un des politologues américains les plus influents en matière de relations internationales. Né en 1941, il est professeur émérite à l'université de Princeton et a longtemps enseigné à Harvard, Stanford et Duke. Il est surtout connu pour ses travaux sur la théorie libérale institutionnaliste, qui défendent l'idée que la coopération entre Etats peut être facilitée par des institutions internationales stables, même dans un système anarchique sans autorité centrale. Il a marqué les sciences politiques contemporaines en coécrivant, avec Joseph Nye, plusieurs ouvrages majeurs, dont Power and Interdependence (1977), dans lequel ils développent le concept de « dépendance mutuelle complexe », une alternative aux visions strictement réalistes des relations internationales. Ensemble, ils ont aussi théorisé la puissance douce (soft power) comme complément essentiel à la force militaire et économique dans l'exercice du leadership mondial. Keohane est également l'auteur du livre de référence After Hegemony (1984), où il analyse la manière dont l'ordre international peut perdurer même après le déclin d'une puissance dominante. Considéré comme une figure centrale de la pensée libérale internationale, il est à la fois critique du repli nationaliste et réaliste sur les limites de la puissance américaine. Ses travaux restent incontournables pour comprendre les évolutions de l'ordre mondial, notamment à l'ère du déclin relatif des Etats-Unis et de la montée de la Chine. La fin d'une époque : le constat d'un monde post-américain Dans leur article paru en juillet-août 2025, Robert Keohane et Joseph Nye affirment que le cycle d'hégémonie américaine amorcé après la Seconde Guerre mondiale est arrivé à son terme. L'ère de la puissance globale des Etats-Unis, fondée sur une combinaison de force militaire, de leadership institutionnel et de puissance douce, semble s'effriter sous le poids de politiques intérieures protectionnistes, du recul des alliances, et de la montée de concurrents comme la Chine. Pour Keohane, la dégradation n'est pas récente mais s'accélère. Il voit dans l'ère Trump une rupture décisive avec l'ordre libéral d'après-guerre, un ordre que les Etats-Unis avaient eux-mêmes fondé et dirigé. La libéralisation sous menace : critique du repli américain L'universitaire pointe la contradiction centrale des politiques de Donald Trump : une utilisation accrue de la puissance dure (coercition commerciale, retrait d'accords internationaux, affaiblissement des alliances), qui sape en retour les fondations de la puissance douce américaine — cette capacité à séduire et convaincre sans contraindre. Keohane illustre cette dynamique par la « paradoxe de la puissance commerciale » : les déficits commerciaux américains, souvent dénoncés par Trump, sont en réalité une source de pouvoir potentiel, permettant aux Etats-Unis de faire pression sur leurs partenaires économiques. Pourtant, en abusant de cette position, Trump fragilise à long terme la capacité d'influence de Washington. Trump, la science et les universités : un autogoal stratégique L'ancien professeur de Princeton critique sévèrement la politique de Trump envers les universités, décrites comme la pierre angulaire du leadership technologique et scientifique américain. Selon lui, affaiblir ces institutions ou décourager l'immigration de talents étrangers revient à miner la principale source de l'avantage compétitif des Etats-Unis face à la Chine. Keohane alerte : la Chine profite du vide laissé par l'Amérique. Elle attire les chercheurs, investit massivement dans l'innovation, et utilise ses universités et sa diplomatie culturelle pour renforcer sa puissance douce, notamment dans les pays du Sud. La Chine, alternative imparfaite mais redoutable Malgré les limites du modèle chinois – autoritarisme, contrôle étatique, conflits frontaliers – Pékin progresse dans la compétition mondiale. Elle s'impose désormais comme le premier partenaire commercial d'un nombre croissant de pays, et développe des projets d'envergure à travers la stratégie des « Nouvelles routes de la soie ». Keohane rappelle que les Etats-Unis, jadis leaders naturels d'un ordre coopératif global, se retrouvent désormais concurrencés sur tous les fronts, y compris dans les domaines de la gouvernance climatique, de la santé mondiale et du multilatéralisme. Migration, innovation, climat : les angles morts du trumpisme L'universitaire insiste également sur les « biens publics mondiaux » comme la lutte contre le changement climatique et les pandémies, que Trump a délaissés au nom d'un nationalisme économique court-termiste. En se retirant de l'Accord de Paris ou de l'OMS, les Etats-Unis ont perdu en crédibilité et ont affaibli leur influence globale. En matière migratoire, Keohane souligne que la fermeture des frontières nuit à l'attractivité et à la compétitivité de l'économie américaine. Historiquement, la migration des talents a fait des Etats-Unis une puissance d'innovation. L'hostilité envers les chercheurs étrangers – notamment d'origine chinoise – crée un exode scientifique... au profit de Pékin. La puissance douce en déclin : une arme abandonnée Selon Keohane, le recul de la puissance douce américaine n'est pas seulement dû aux politiques de Trump, mais aussi à une perception croissante de l'hypocrisie des discours démocratiques face aux réalités du terrain. L'abandon des alliances, la brutalité de certaines décisions et la polarisation interne affectent la crédibilité du modèle américain. Là où la Chine cherche encore à gagner les cœurs, les Etats-Unis risquent de perdre leur âme, avertit-il. Le danger, selon lui, est de céder à l'illusion que la force seule suffira à maintenir une suprématie structurellement affaiblie. Un ordre international en mutation Dans un monde de plus en plus multipolaire, Keohane appelle à reconstruire un ordre fondé sur la coopération, la transparence, et des institutions internationales robustes. Il ne croit pas à un retour de l'hégémonie américaine, mais à une redistribution des cartes où les alliances, l'interdépendance et la diplomatie joueront un rôle accru. Il conclut : « La fin du siècle américain ne signifie pas la fin de l'histoire. Mais elle impose aux Etats-Unis de se repenser, non comme empire, mais comme partenaire. » Commentaires Que se passe-t-il en Tunisie? Nous expliquons sur notre chaîne YouTube . Abonnez-vous!