Contrairement aux premiers objectifs des meurtriers et leurs commanditaires, tout aussi lâches et fourbes les uns et les autres, l'assassinat de Chokri Belaid, outre sa symbolique et son onde de choc, prend la dimension d'un miracle. Ironie du destin, nombre de verrous qu'on croyait imprenables ont brusquement sauté, la mort a fraîchi le chemin de la vie. Paradoxalement, dans un moment de deuil, l'amour a pris le dessus sur la haine, la révolution a retrouvé un second souffle, la Tunisie s'est réconciliée avec elle-même. Une reprise de conscience, un sursaut de dignité, un bond de fierté. Les tunisiens ont retrouvé leur unité et dégagé les perspectives longtemps bouchées. Le jour noir escompté s'est transformé en un grand jour de moisson. Il a fallu que le sang de Chokri Belaid soit versé pour que le Chef de Gouvernement fasse tomber ses armures, prenne ses responsabilité et rompe avec les faucons et les pesanteurs de son parti. Il a fallu un autre martyr, et quel martyr, pour que Hamadi Jebali consente, peut-être de guerre lasse et en désespoir de cause, à admettre l'impératif de l'étape et à lui donner un contenu opérationnel. Le tribut est certes lourd, mais le résultat est inespéré. Tout le gouvernement est instantanément débarqué alors que, jusqu'ici, on nous a pourris la vie avec un hypothétique remaniement ministériel. Contre toute attente, le serpent de mer a sitôt péri. L'annonce d'un nouveau gouvernement composé exclusivement de technocrates, y compris les ministères de souveraineté, en dehors de toute partition politique ou partisane, est une victoire que nous devons à Chokri Belaid. La troïka, dont les dissonances et les échecs ont longtemps fait dérailler le processus transitionnel, s'est retrouvé tout cas au bas coté de la voie de demain. Encore une fois, après que sa voix ait longtemps vilipendé la Troika , Chokri Belaid, a donné son sang pour la déloger. Aujourd'hui, une nouvelle phase se pointe, augurant d'une nouveau et non moins salutaire tournant. Hamadi Jebali a été courageux, a pris tous les risques. Sa décision est un grand pas qu'il revient à la classe politique, dans toutes ses composantes, de soutenir, consolider et fructifier. Juste une nuance : Pour que Hamadi Jebali soit conséquent avec soi-même, il est tenu de démissionner de son poste de Secrétaire Général d'Ennahdha pour achever la dépolitisation, pleine et entière, de son nouveau gouvernement. In extremis, il a mis le pied sur la première marche dans le sauvetage du pays, prenons sa main pour mener la Tunisie à bon port. En revanche, il est à déplorer qu'il n'ait pas poussé le cran jusqu'à remettre en cause les présumées Ligues de Protection de la Révolution, à défaut de décréter leur dissolution pure et simple. Nul doute que nous ne pouvons pas tout lui demander en même temps, mais il faut profiter de la brèche pour l'appuyer dans son impromptue mais prégnante démarche jusqu'à la concrétisation de tous les autres objectifs. Sans le savoir, mais il l'aurait certainement agrée, Chokri Belaid a offert à la Tunisie une nouvelle monture, a ouvert une porte longtemps fermée. Hamadi Jebali a saisi l'occasion au vol pour franchir le pas et la ligne rouge, se démarquer nettement de son mentor, gourou de la république, et des pontes de son parti. La classe politique est censée soutenir sa nouvelle posture, l'accompagner dans son œuvre et l'aider à accomplir d'autres pas sur le chemin de la démocratisation et de l'édification de l'Etat de droit. Le moment est historique, à plus d'un titre, il serait malencontreux, voire malheureux, de rater le coche, de ne pas capitaliser et rentabiliser ce singulier moment d'infléchissement de l'histoire. Il y va de l'avenir de notre pays. Pour la postérité, Chokri Belaid aura tracé la voie. Vivant ou décédé, sa voix, son message et son exemple ont vaincu finalement malgré tout. Pour paraphraser Lamartine « Un seul être vous manque et tout est repeuplé« .