Au-delà du système de décision, pour le moins singulier sinon atypique, pratiqué par le parti Ennahdha à travers son mécanisme interne de coordination, à savoir « Majless Choura » , la désignation surprise, contre toute attente, in extrémis, d'Ali Laaraydh, Ministre de l'Intérieur en exercice, au poste de chef du gouvernement ne passe pas inaperçue, défraie même la chronique sur certains aspects, outre qu'elle soulève certaines interrogations et suscite quelques interprétations. Avant d'aller au fond de la question, il sied au préalable de formuler les commentaires suivants : D'abord, il y a un révélateur constat qui s'impose de lui-même : Bien qu'il soit avéré que l'aile dure, et à sa tête en particulier son chef historique et son parrain patenté Rached Ghannouchi, domine la sphère Ennahdha, chaque fois qu'il est question de désigner un chef de gouvernement, le parti nomme une figure de l'aile modérée (Hamadi Jebali puis Ali Laaraydh, réputés pour leur pondération et leur vision civile). Un plan bien huilé à deux paliers où les faucons monopolisent la décision en interne mais bombardent une colombe en externe. Partage des rôles et des fonctions. Consenti ou forcé ? Toujours est-il que cette méthode, plutôt de communication, suggère la schizophrénie institutionnelle de ce parti et sa maestria à manipuler le double langage. Ensuite, Jusqu'au dernier moment, le poste était logiquement promis à un faucon, mais, fidèle à sa tactique et égal à lui-même, le parti Ennahdha a choisi de puiser dans son aile modérée. Il n'est pas exclu que le vote ait été orientée et que le mot d'ordre ait été en faveur d'Ali Laaraydh. En effet, l'entrée en course de celui-ci, au dernier moment, crédite cette thèse. Rached Ghannouchi aurait vraisemblablement joué des pieds, des mains et des coudes, en coulisses avant le scrutin, pour faire le lit de cette désignation. A se demander si Rached Ghannouchi n'a pas donné de sa personne, usé de sa position et de son statut de premier leader et d'incontournable guide pour opérer un passage en force et permettre ainsi à son poulain de fortune de griller au poteau et de battre au cordeau ses principaux concurrents, pourtant tout désignés et promis au poste. Enfin, Le nouveau gouvernement Ali Laaraydh commence là où le gouvernement Hamadi Jebali a fini, à savoir l'échec gouvernemental et la crise de remaniement ministériel, processus de négociation étalé sur de longs mois sans pouvoir dégager un consensus. Le retour à la case de départ est un handicap dans la mesure où le nouveau chef de gouvernement est tenu de reprendre les tractations sur la base de désignations politiques et de partage proportionnel des portefeuilles ministériels. Il n'est pas exclu qu'on soit parti pour une autre vaste et fastidieuse phase de palabres et de discussions de petits épiciers. Compte tenu de ce qui précède, Ali Laaraydh est-il l'homme de la situation ?! Il y a lieu de signaler, de prime abord, qu'Ali Laaraydh, considéré comme le symbole même de l'échec gouvernemental, suite aux maintes casseroles, gamelles et toiles qu'il s'est ramassées au Ministère de l'Intérieur, risque d'entamer son mandat les ailes plombées et l'image fruste. Il ramène dans ses bagages ses échecs et son récent passé d'insuccès, ce qui est de nature, au niveau de la symbolique politique et de la perception de l'opinion publique, à brouiller, à l'avance, son message et à discréditer son mandat avant même d'annoncer son programme. Ali Laaraydh serait voué aux pires gémonies s'il n'assimilait pas qu'il est désormais dans une nouvelle configuration politique après l'assassinat de Chokri Belaid et l'échiquier du 5 Février 2013 n'est plus d'actualité. Il serait l'objet de tirs croisés très nourris s'il empruntait la même voie et orientait sa démarche vers le statu quo de naguère, à savoir, le partage politique des portefeuilles ministériels et la logique arithmétique présidant le plan de négociation. Déjà l'opposition démocratique a saisi au vol quelques indications d'inflexibilité et de retour à la situation initiale, liées à la désignation même d' Ali Laaraydh, en ont anticipé les développements et ont pris d'ores et déjà position contre le nouveau chef de gouvernement et contre son équipe, quelle qu'en soit la composition. Ce scénario est d'autant plus envisageable que même le chef de gouvernement sortant, Hamadi Jebali, par probité intellectuelle ou calcul politique ou bien projection réaliste, ne lui a pas facilité la tâche ou lui a préparé le terrain en faisant part de sa conviction de l'échec d'un tel gouvernement, composé dans les conditions en vigueur, d'où son désistement à se reconduire. Même si la majorité lui est pratiquement acquise à l'ANC, le nouveau gouvernement n'en essuiera pas moins le vote négatif de l'ensemble de l'opposition démocratique. Pour Ali Laaraydh , quelle légitimité pourrait-il tirer d'une majorité étriquée, donc fragile et réversible ? Il est révélateur de constater que, dans son speech d'investiture, Ali Laaraydh n'ait pas daigné donner des signes politiques ou des indications, même à titre préliminaire, de son programme et de sa vision de son mandat, préférant se confiner à un discours protocolaire, de circonstances, truffé de professions de foi et de formules d'ordre général. Nul doute que le contexte ne se prêtait pas à une déclaration d'intentions, détaillée et précise, mais quand même, pour une toute première sortie médiatique, il aurait pu forcer sa nature et annoncé la couleur, ça aurait été mieux d'un point de vue tactique et sur le plan de la communication. Mais bon, nul ne peut lui reprocher d'être aussi terne et avare de mots dans son premier discours aussi bref qu'il fût ! En conclusion, la désignation d'Ali Laaraydh, supposée régler la crise, risque de l'aggraver et de diviser encore plus les tunisiens. D'un point de vue politique, on ne peut pas être à la fois partie du problème et partie de la solution. Celui qui a raté son mission au Ministère de l'Intérieur pourrait-il réussir son mandat de chef de gouvernement. En un seul mot : On récompense la médiocrité et on pénalise la compétence. Quand l'enjeu partisan prend le pas sur l'intérêt national, aller droit au mur n'est pas un hypothèse mais une cinglante réalité.