Toujours en quête effrénée à défrayer la chronique, on dirait qu'elle ne se retrouve que quand elle rame à contre courant, Sihem Ben Sedrine, dont personne ne nie le passé militant ni le combat sous la dictature déchue, n'a éprouvé, par contre, aucun scrupule à réduire sinon dénier au Feu Habib Bourguiba tout rôle significatif dans l'émancipation de la femme tunisienne. Rien que ça ! De son avis, le « combattant suprême » n'a fait que légaliser des pratiques déjà existantes avant 1956 dans la mesure où l'environnement tunisien, de l'époque, respectait déjà la femme et la monogamie était pratiquement la pratique consacrée, outre que d'autres hommes en ont fait le lit. Certes, la polygamie n'était pas l'institution matrimoniale dominante, mais il fallait nombres de préalables, aussi ardus que douloureux, pour franchir le fatidique pas. Ceci dit, juste une question : Est-ce que le Code du Statut Personnel (CSP) aurait été promulgué sans une réelle volonté politique, sans l'engagement personnel d'un homme d'Etat, magistrat suprême de surcroit ? Il est certain que quelques grands esprits de l'élite tunisienne de l'époque, notamment les grands réformateurs comme Salem Bouhageb, Mohamed Beyram V, Tahar Haddad, Ali Bach Hamba, Ali Bouchoucha, Béchir Sfar, Mohamed Lasram et le Cheikh Mohamed Tahar Ben Achour, versaient, à des nuances près, dans le même sens mais ils ne disposaient guère du levier politique pour en faire aboutir l'idée. Il fallait un leader, jouissant d'une véritable légitimité historique, convaincu du projet et capable d'imposer ce choix alors que la société tunisienne, encore tribale et rongée par le colonialisme, n'était pas encore suffisamment préparée à digérer ce genre d'onde de choc et cette brutale transformation sociale multiforme. Le « Père de la Nation » était conscient qu'il allait choquer, voire traumatiser une bonne partie de la population, notamment male, mais il avait forcé les mains, opéré un passage en force, à travers le dialogue et non la violence, pour faire évoluer les mentalités et désempêtrer le pays des pesanteurs culturelles et des clivages sociaux. En effet, contrairement au leader turc Kamel Atatürk, pourtant son homme modèle, qui a employé la répression et l'opposition frontale pour faire admettre ses réformes, Bourguiba, par contre, a puisé dans son capital de légitimité et de popularité pour persuader, convaincre et mobiliser. Il a continué son travail de sape jusqu'à faire aboutir son projet, malgré la farouche résistance de ses détracteurs qui ont brandi l'arme de la religion pour le fustiger, allant même jusqu'à l'accuser d'hérésie et d'abjuration à l'Islam. En fait, Bourguiba, en totale harmonie avec l'Islam tunisien, en a développé une lecture contemporaine, redéfinissant son rôle dans l'environnement social, culturel et politique tunisien. Il est incontestable que Bourguiba, précurseur et audacieux, a mis à profit sa nature profonde et le contexte institutionnel et associatif tunisien pour réussir son pari. D'abord, il a puisé dans son esprit moderne pour mûrir son projet et dans sa fibre dictatoriale pour l'imposer vaille que vaille. Ensuite, il a profité de l'absence, à l'époque, de toute instance représentative (Parlement élu) pour éviter le vote, alternative qui aurait pu, du moins théoriquement, faire avorter son entreprise. Enfin, Bourguiba s'était appuyé sur l'Union Nationale de la Femme Tunisienne, association créée quelques mois avant la promulgation du CSP, pour promouvoir son projet à travers des campagnes de sensibilisation touchant tout le pays. Il n'est pas exclu que, sans la foi de Bourguiba en sa politique d'éducation pour tous, de développement humain partagé et d'émancipation de la femme tunisienne , Sihem Ben Sedrine soit aujourd'hui illettrée et anonyme odalisque, au troisième ou quatrième rang d'un fruste gynécée. Pour comparer, il suffit de scruter la situation des femmes dans les pays arabes où les monarques, n'ayant pas la même force de conviction et le même sens du défi que Bourguiba, donc ayant choisi de s'épargner une confrontation avec les dignitaires de l'Islam et un possible grogne populaire, ont préféré investir dans des stratégies autres que l'accès à l'éducation et la libéralisation de la femme. Quelques décades après, n'importe quel observateur conclura que les conditions de la femme tunisienne sont sans commune mesure avec leurs sœurs arabes. Merci qui ? Dénigrer un homme visionnaire et pionnier tel Habib Bourguiba à ce sujet, de cette façon si effrontée et si injuste, qui plus est à la veille de la fête internationale de la femme (8 Mars), est injustifiable à plus d'un titre, venant d'une femme notamment. Nul doute que l'ouvre de notre despote éclairé n'est pas affranchie de critiques, même les plus acerbes, mais le propos n'est pas là. En revanche, sur le plan de l'émancipation de la femme, de la vision moderne et du développement humain, le bilan de ce « Jugurtha qui a réussi » ne souffre d'aucun point noir. Le pragmatisme, l'intelligence, la clairvoyance et le charisme de Bourguiba ont fini par prendre les dessus et par mener à bon port son projet moderniste, au profit de toute la population, sans distinction de sexe, de tribu ou de région. Depuis plus d'un demi-siècle, la femme tunisienne ne cesse d'immuniser la société tunisienne contre toute dérive rétrograde, d'être une force de frappe et de progrès et un élément d'équilibre social. Première rempart de défense, la femme tunisienne, digne et fière, était dans toutes les batailles. Elle a marqué de son empreinte la révolution tunisienne et même en ce moment de transition démocratique, elle ne baisse pas la garde, toujours vigilante et virulente, non seulement pour défendre ses droits politiques, économiques et sociaux mais notamment pour valoriser et consolider les acquis modernes, séculiers et égalitaires de la société tunisienne. Minimiser aujourd'hui l'œuvre d'émancipation de Bourguiba est une manière, quoique grotesque et non moins inique, de mépriser cette femme tunisienne militante et orgueilleuse.