A peine composé et annoncé, le Gouvernement Habib Essid fait déjà couler beaucoup d'encre et défraie instantanément la chronique. Les déçus rivalisent avec les ahuris. Les rictus et les grimaces fleurissent ci et là. Les uns fulminent, les autres critiquent. Les avis comme les griefs fusent de partout. Des noms sont vite épinglés. Les CV sont épluchés à la loupe. Des dossiers fumeux ou sulfureux sont sortis des tiroirs ou remis en surface. Pour certains, la montagne a accouché d'un souris. Pour d'autres, le casting laisse à désirer. Il n'en est pas moins certain que la nouvelle équipe soulève quelques interrogations et donne la part belle à quelques surprises. Il semble que le nouveau chef, insatisfait de la tournure prise par les tractations, de l'inflexibilité de certains partis impliqués et peut-être bien de la pression de l'opinion publique, ait préféré , au dernier moment, certainement avec l'accord de BCE, trancher dans le vif et interrompre illico presto les négociations. Un coup de tête beaucoup plus qu'une décision, fruit d'une réflexion menée à terme et suffisamment mûrie. En quelque sorte, un choix expéditif cherchant plutôt à en finir au plus vite. Tant pis pour le consensus ! Premièrement, s'il est prévisible que le Front Populaire n'y figure pas, ses leaders n'ont pas laissé trainer le doute à ce sujet, la liste brille quand même, contre toute attente, par l'absence de deux partis, représentés à l'ARP, ayant soutenu la candidature de BCE aux présidentielles et contribué activement à sa campagne électorale, à savoir Afek Tounes et El Moubadara. Cette éviction est autant insondable que cruelle. Dégager deux partenaires de choix d'une manière aussi brutale ouvre un abîme de perplexité et d'incompréhension. D'aucuns estiment que c'est une énormité, une frasque que rien ne justifie, un renversement de veste ou une volte-face bien ingrate. On dirait que ces deux partis n'étaient dans la coalition pro BCE que juste pour accomplir une mission. Une fois l'objectif atteint, on les a chassés comme de vieilles chaussettes. Deuxièmement, hormis quelques pontes de Nida Tounes ayant une certaine notoriété, la liste regorge de noms inconnus du grand public et même de la communauté médiatique. Il y a trop d'indépendant, plus qu'il n'en faut somme toute. Là le duo BCE et Habib Essid ont donné un mauvais son de cloche et annoncé une couleur pas trop conforme aux impératifs du moment. En effet, ce scénario est d'autant plus indéchiffrable que la prochaine étape est politique par excellence, donc nécessitant une masse significative d'hommes politiques, certes dotés d'une expérience notable dans leurs domaines. S'agit-il de compétences confirmées ? Attendons voir. En tout état de cause, le contexte est à forte densité politique et peu conciliable avec les profils technocrates. De toute évidence, on n'a rien appris de l'équipe gouvernementale Mehdi Jomâa, qui a échoué, justement parce qu'elle était, entre autres, trop pétrie de technocratie, au détriment de la dimension politique Troisièmement, contrairement aux supputations et aux derniers bruits, aucun portefeuille ministériel n'a été offert à Ennahdha, fût-ce même un Secrétariat d'Etat. Bien qu'il ait multiplié les appels du pied et les manœuvres de pression, Ennahdha n'a rien eu à se mettre sous la dent, d'où sa réaction à la fois indignée et virulente. En tout cas, BCE et, par ricochet, Habib Essid sont restés dans le sillage du scrutin, donc un choix compatible avec l'électorat de Nida Tounes et aussi avec son aile dure. Ils n'ont pas cédé aux sirènes. Personne n'est en droit de leur reprocher d'avoir joint l'acte à la parole et d'avoir honoré leur engagement avec leur base populaire. La concession aurait été une couleuvre, un gros morceau difficile à avaler, une déloyauté, voire même une franche trahison. Quatrièmement, à en juger par la composition de ce Gouvernement, tout au moins accusant un manque flagrant de représentativité, il n'est pas interdit de se demander si le tandem BCE et Habib Essid ont bien tenu en ligne de compte le passage à l'oral, en l'occurrence le vote de confiance à l'ARP dont le nouveau Gouvernement a besoin pour prendre officiellement ses fonctions. Sans Ennahdha, le Front Populaire, Afek Tounes et El Moubadara, non représentés dans l'équipe gouvernementale, la majorité n'est pas vraiment acquise. Si d'aventure, par réaction de dépit ou de revanche ces formations politiques n'accordent pas leur soutien, il n'est pas exclu que le nouveau Gouvernement soit mort-né. Une hypothèse à ne pas écarter. Cinquièmement, tout compte fait, et à la surprise générale, contrairement aux promesses, la femme est sous-représentée. On n'en déplore que trois au rang de ministre sur vingt cinq, soit une proportion de 12%. Il y a certes six femmes bombardées Secrétaires d'Etat, mais le compte ne tient pas debout. Bien sûr, il n'était pas question de parité, mais de présence tangible, notamment au niveau ministériel. Le taux général est de 23%, ce n'est pas peu mais c'est au dessous des attentes. Surtout si on sait que BCE a été porté à Carthage à bout des bras des femmes en majorité. Le renvoi d'ascenseur n'a pas eu lieu. Pourtant la Tunisie grouille de compétences féminines, pourquoi alors faire la fine bouche ? Pourquoi rater l'occasion d'enraciner de nouvelles traditions plus en phase avec l'esprit tunisien et plus en écho avec la révolution tunisienne. La culture patriarcale a encore une fois fait mouche. Au diable la culture genre ! Sixièmement, en revanche, l'idée de créer une structure gouvernementale chargée des martyrs et des blessés est une bonne pioche tant ce dossier a été honteusement maltraité sinon enterré, à la grande colère des familles des victimes, scandalisées, à juste titre, par autant de mépris. Il est temps de conférer à ce volet toute l'attention requise. Le message est clair et non moins percutant. Pour la symbolique, c'est une initiative très louable, un vrai coup de maitre. La Tunisie en a grandement besoin. Il en est de même pour le Secrétariat d'Etat aux biens confisqués. La restitution des avoirs pillés mérite d'être parmi les priorités du nouveau Gouvernement. En conclusion, compte tenu de sa composition et de sa structure, comment peut-on qualifier ce Gouvernement ? Peut-on parler de Gouvernement d'union nationale, de Gouvernement de salut public, de Gouvernement de technocratie, de Gouvernement d'équilibre ou Gouvernement de consensus ? A moins que ce ne soit rien de tout cela. En tout cas, et quelle qu'en soit la nature, le nouveau Gouvernement ne passe pas inaperçu, il ne peut jouir que modérément du bénéfice du doute. Il est à espérer qu'il tiendra suffisamment et qu'il ne sera pas voué à terme à être remanié ou modifié, auquel cas le pays ne sera pas ni sorti de l'auberge ni parvenu au bout du tunnel.