Mon ami Ragotin est un grand spécialiste de ce que d'aucuns appellent des « ragots », cette pratique communément partagée entre les êtres humains et consistant en une sorte de dépeçage et de déplumage systématiques de tout et de n'importe quoi. Il a d'ailleurs été surnommé du sobriquet qu'il porte à la fois pour sa propension au racontar et au radotage, et pour son aspect physique, depetite taille grosse et ramassée, lui donnant l'allure du cheval trapu de même nom. Puisque plusieurs personnalités intelligentes accordentà ses ragots, et à tous ceux du genre,un intérêt certain et y puisent souvent des indicateurs plus ou moins fiables leur permettant d'établir des stratégies supposées plus efficaces que d'autres dans la conduite d'un destin politique ou du train-train d'une vie enviable, je me suis dit qu'il serait d'un quelconque apport à ces gens, ou à d'autres, que je consacre un espace éditorial aux ragots de mon ami Ragotin. En voici donc une petite fenêtre qu'on appellerait « Mendicité de haut standing », ou mendicité de luxe, si vous voulez : Mon ami Ragotin rentrait du marché municipal d'une ville de la proche banlieue tunisoise, alourdi par une demi-douzaine de sacs en plastique chaleureusement et jalousement serrés contre des fruits qu'il venait de s'offrir au prix de la dure sueur d'un budget en perte de douce et savoureuse liquidité. Soudain, une femme entre deux âges l'arrêta avec un sourire béat et une sollicitude empressée. Elle était respectueusement vêtue et il se souvenait avoir retenu deux éléments de son accoutrement : une jupe longue qui faisait obstruction à toute tentative de dévergondage à l'extérieur du moindre centimètre carré de sa peau, fût-ce au niveau du talon ; un châle couvrant une tête surmontée d'un chapeau estival de couleur plutôt gaie, et mettant en valeur un visage rond dans lequel on ne manquerait pas de relever la persistance, malgré le temps, de certainsarguments de la séduction. -- Voulez-vous bien, s'il vous plaît, me donner deux dinars pour prendre un taxi ? Ragotin n'en revenait pas. Il avait bien remarqué, depuis les événements de janvier 2011 (Il avait horreur qu'on lui parle de « révolution »), que la mendicité était partout contraignante et désobligeante comme une dette insurmontable ou une obsession. Mais avec cette arrogance-là et cette insulte au sens de la solidarité, c'est vraiment plus qu'il ne faut ! Quand il me raconta son histoire, il y avait avec nous une tierce personne qui ne tarda pas d'ajouter : « vous n'avez rien compris à la stratégie, mon cher Ragotin ! Allez voir ce qui se passe, depuis un certain temps, dans les quartiers les plus riches, pour le bon plaisir de nos touristes du pèlerinage amoureux! A cinquante dinars l'heure. Mais là, entre la main de dessus et celle de dessous, on ne sait plus qui est l'aumônier et qui est le mendiant. Gare cependant ! On vous dira sûrement que ce sont là d'autres caciques de l'ancien régime qui s'appliquent à faire échouer la révolution. N'en riez surtout pas, sinon on vous prendrait pour un traître ou un fou. Au moins pour tout le tempsque le dernier mot reviendra aux loups garous » !