« Un pédant enivré de sa vaine science, – Tout hérissé de grec, tout bouffi d'arrogance, – Et de mille auteurs retenus mot pour mot, – Dans sa tête entassés, n'a souvent fait qu'un sot, – Croit qu'un livre fait tout, et que, sans Aristote, – La raison ne voit goutte, et le bon sens radote ». Boileau, Quatrième Satire Un universitaire tunisien s'est interrogé dernièrement sur les raisons pour lesquelles la « révolution » du 14 janvier 2011 n'a pas inspiré les poètes et les écrivains et, partant, n'a pas donné naissance jusqu'ici à une œuvre représentative. Il s'agit là, sans nul doute, d'une question capitale surtout si l'on faisait l'effort de se rappeler que la « révolution » n'a pas occasionné, en Tunisie en particulier, la liesse qu'elle devrait susciter en principe. Bien au contraire, dans l'esprit de la majorité écrasante des tunisiens, cet événement sans précédent, dans l'histoire de leur pays, est organiquement associé aux soucis. Il semble en effet que la « révolution » ne nous ait donné que du fil à retordre, ce qui ne veut pas dire pour autant qu'il faille l'incriminer elle, et elle seule. Il ne fait pas de doute que la « révolution » constitue un tournant capital dans l'histoire de la Tunisie moderne. Il ne fait pas de doute non plus qu'elle a métamorphosé le paysage social et politique du pays et qu'elle a été à l'origine du climat de liberté qui a marqué la vie des tunisiens depuis le 14 janvier 2011 et qui, malheureusement pour nous, s'est rapidement transformé en une force d'autodestruction incontrôlable et ravageuse. Il ne fait pas de doute enfin que les Tunisiens, plus que les Egyptiens, ont été victimes d'un hold-up sans pareil dont la conséquence la plus désastreuse consiste dans le détournement de la « révolution ». C'est cet événement malencontreux qui a conduit fatalement au rapt du 23 octobre 2011 dont nous continuons de subir, aujourd'hui encore, les effets pernicieux. La jeunesse tunisienne, l'auteur de la révolution, n'a pas eu le temps de fêter son exploit parce que les opportunistes se sont rapidement rués sur la dépouille mortelle de la « dictature », prétendent-ils, alors qu'il s'agit en fait de la Tunisie, toujours en vie malgré ses blessures. Ces charognards sans scrupules, accourus de toutes parts et, en particulier, des métropoles européennes, ont mis la Tunisie en pièces. La tragédie s'est jouée, à quelque temps d'intervalle, entre le droit-de-l'hommiste qui n'a rien trouvé, pour saluer la révolution, que d'annoncer avec toute l'arrogance du monde, lors de son retour triomphal dans le pays, qu'il comptait se présenter pour la présidence de la république et un autre – et quel autre ! –, celui que ses troupes fanatisées ont reçu en psalmodiant, non sans arrogance : « la lune est parmi nous ». La troisième pièce du puzzle qui devrait parfaire la Troïka et précipiter le détournement de la révolution était déjà sur place. Les vieux routiers de la politique marquent ainsi leur entrée en scène. La malchance de la Tunisie a voulu que les commandes soient tenues par des mains peu habiles, que les idées fructueuses, dignes de ce grand tournant, aient fait cruellement défaut, que des aventuriers, doublés d'idéalistes naïfs, aient œuvré, par bêtise ou par manœuvre, au profit de la bête immonde, tapie dans le noir, attendant le moment propice pour sauter. C'est ainsi que la gauche, dite radicale, s'est alliée à l'extrême droite fondamentaliste dont l'idéologie rétrograde n'était un secret pour personne. Les intellectuels du pays, dont les poètes et les écrivains, ont été tenus à l'écart dans cette course endiablée vers la Kasbah et Carthage. Pire encore, certains d'entre eux, à la faveur d'évènements rocambolesques (qui auraient dû mettre la puce à l'oreille de l'opposition démocratique), se sont retrouvés sur les bancs des accusés. Au fait, c'est l'art, l'émanation par excellence de l'imagination, que l'obscurantisme religieux, que des forces occultes manipulaient ingénieusement, incriminait ouvertement. Le prétexte importait peu, l'essentiel était de favoriser le climat qui allait mener insidieusement au fiasco du 23 octobre 2011. La voix emblématique de Sghaïer Ouled Ahmed, est la seule qui se soit signalée, dans l'imbroglio qui préfigurait la faillite, par sa virulence. Voix singulière entre toutes, elle était loin cependant de constituer, à elle seule, le rempart dont le pays avait besoin pour barrer la route aux fossoyeurs aguerris. A cette voix s'est mêlée celle d'une femme, une cinéaste dont l'audace et la perspicacité ont été dénoncées par ceux-là mêmes qui étaient censés être ses alliés. La gauche, mue par des considérations politiciennes sordides, s'est désolidarisée de celle qui a scandé l'un des slogans les plus représentatifs de la révolution du 14 janvier 2011 : Ni Dieu ni maître ! Et c'est parce que la gauche a failli à ce devoir en particulier que nous allons voir déferler sur la scène politique, dans un mouvement irrépressible, les champions du sacré. Rached Gannouchi était déjà bien installé sur son destrier et se préparait à la grande conquête, soutenu activement par d'innombrables excroissances vénéneuses que la gauche, cet éternel dindon de la farce, tenait pour des formations autonomes, sans rapport aucun avec l'islamisme modéré du messie, officiellement intronisé par la horde salafiste à l'aéroport de Tunis-Carthage. Il est difficile pour les poètes et les écrivains de glorifier un cadavre. Il faut avoir le talent et le génie d'un Charles Baudelaire pour tirer d'une charogne les accents sublimes que l'on décèle dans le chef-d'œuvre de l'auteur du Spleen de Paris. La providence a voulu que Tunis n'ait pas cette voix singulière qui chanterait haut et fort son spleen, celui que l'hiver islamiste a fait régner, aussitôt installé, dans la perle de la méditerranée. Faute d'un Baudelaire, la Tunisie postrévolutionnaire à eu droit à son aède de génie, en la personne du sublime M. M. Marzouki, aujourd'hui président provisoire de ce qui est censée être toujours une république, auteur de ce chef-d'œuvre inégalable intitulé L'ivre noir, qui n'est pas sans rappeler le Bateau ivre de ce chérubin que ses concitoyens appelait Rimbaud. La Tunisie est en effet ce bateau ivre qui, depuis le 23 octobre 2011, n'pas arrêté de tanguer, et qui finirait peut-être par se fracasser un jour sur les récifs Si j'étais à la place de l'auteur du Livre noir, j'aurais opté pour un autre titre, bien plus aguichant, qui ferait saliver le lectorat et, en particulier, les fins gourmets de la chose littéraire. Je me serais en tout cas rappelé qu'une œuvre géniale a fait son apparition sur le marché, qu'elle porte un titre peu commun et qu'elle est devenue, pour cela, un véritable best seller. Kelb ibn kelb est l'unique texte qui ait réussi à rendre compte de la singularité du fait révolutionnaire tunisien, mais surtout du hold-up perpétré par les charognards islamistes et leurs suppôts, qui a coûté sa vie à la révolution. Il ne fait pas de doute que ce texte est, pour le moment, l'unique chef-d'œuvre du génie littéraire postrévolutionnaire. Moi, j'aurais intitulé mon Livre noir, en m'inspirant de Taoufik ben Brik, Klèb ouled klèb. Ce titre s'impose d'autant plus qu'il est censé désigner la racaille contrerévolutionnaire. Personne ne reprocherait à l'auteur de cette merveille de s'être descendu si bas. Quand il s'agit de sauvegarder la révolution, tous les coups bas sont permis, y compris ceux qui crèverait définitivement la vermine. Ceci dit, Carthage court le risque de se voir intenté un procès par l'auteur de Kelb ibn kelb, mais cela ne devrait pas le dissuader de faire main basse sur l'ingénieuse trouvaille de Taoufik ben Brik. Celui qui a raflé les archives de l'Etat ne se gênerait de voler le titre d'un roman ! L'auteur pourrait toujours déposer une plainte pour plagiat caractérisé. Un procès de plus ou de moins ne changerait rien au fait que le locataire de Carthage ne risque rien du tout parce qu'il se croit, se dit et agit comme s'il était au-dessus de la loi. Dans un pays où des hommes se sont permis de cambrioler le ciel et de séquestrer Dieu en personne, il n'est pas étonnant que d'autres hommes, peu portés sur les choses du ciel, se croient autorisés à cambrioler l'Etat que leur a confié, par un hasard des plus malheureux, la révolution du 14 janvier – ou du 17 décembre – 2011. La race des truands prospère toujours là où la justice se règle au rythme des caprices et des passions. Que pourrait dire Charles Baudelaire de cette troublante coïncidence entre la parution, tant décriée par Samir Dilou, du Livre noir, et l'adoption, par l'illégitime ANC, du projet de loi relatif à la justice transitionnelle ? Baudelaire aurait vite fait de doubler sa charogne. Il se serait dit, et l'aurait souligné par mille et une assonances, que justice ne rime pas avec illégitimité, et qu'il est désolant que la révolution accouche de tant d'affreuses chimères, de tant de monstres carnassiers ! L'épopée du 14 janvier 2011, que les cambrioleurs se préparent à fêter aujourd'hui même, aurait pu régénérer la verve de Shéhérazade et donné naissance aux Mille et un exploits. Au lieu de cela, les Tunisiens ont eu droit aux Mille et un désenchantements !