Chantre du spleen et du désespoir, le Malgache Jean-Joseph Rabearivelo a su transformer ses souffrances de métis culturel en matière pour la poésie. Le second tome de ses Œuvres complètes, témoigne de la créativité puissante de ce poète fondateur de la francophonie africaine. Près de soixante-dix ans après la disparition dans des circonstances tragiques de Jean-Joseph Rabearivelo, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), en collaboration avec l'Agence universitaire de la Francophonie (AUF), a décidé de publier l'intégralité de l'œuvre du grand poète malgache. Le premier tome de ses Œuvres complètes est déjà paru il y a dix-huit mois. Il comporte le journal intime inédit de l'écrivain, les légendaires Calepins bleus, et une partie de ses correspondances. Le second tome est composé d'œuvres de création (poésie, romans, théâtre) du poète, ainsi que de ses traductions de poésie malgache et de ses critiques littéraires. Et ce n'est pas fini, car les 3 000 pages que comptent les deux volumes n'épuisent pas l'ensemble des travaux du Malgache, selon les chercheurs qui ont coordonné ce travail titanesque : Serge Meitinger, Laurence Ink, Liliane Ramarosoa et Claire Riffard. Il reste encore 1 000 pages à faire connaître tant l'œuvre est foisonnante et multidimensionnelle.
Célèbre et méconnu
Rabearivelo est sans doute l'écrivain francophone malgache le plus célèbre. Et le plus méconnu aussi, car une majeure partie de son œuvre est longtemps restée inédite. Né en 1903, l'homme s'est fait connaître dès les années 1920, en publiant des recueils de poésie d'une grande puissance lyrique. Homme de talents multiples, il s'est imposé comme poète, mais aussi romancier, journaliste, dramaturge, critique, historien littéraire et formidable épistolier. Sans jamais être sorti de Madagascar, il entretenait des liens par correspondance avec quelques-uns des grands écrivains occidentaux de son temps : André Gide, Paul Claudel, Valéry Larbaud... Senghor qui avait inclus ses poèmes dans son Anthologie de la poésie nègre et malgache (1948) le considérait comme le « Prince des poètes malgaches ».
Prince, Rabearivelo l'était par sa famille qui appartenait à la vieille noblesse « merina » (ethnie majoritaire) qui a gouverné l'île avant l'arrivée et l'installation des Français en 1896. Autodidacte, il a grandi dans la fascination des Lettres françaises et vouait une grande admiration à Baudelaire dont il partageait le spleen et peut-être même le talent. Si les premières œuvres de Rabearivelo puisent leur inspiration dans la métrique et les thématiques françaises (Baudelaire, Claudel), le poète a évolué chemin faisant et a jeté les fondements d'une écriture réellement métisse, mêlant son héritage littéraire malgache avec la parole poétique française dont son imaginaire s'est constamment nourri. C'est ce qui a fait la spécificité mais aussi le malheur de Rabearivelo !
A la fois conscient de sa position originale de poète héritier d'une double tradition française et malgache et frustré par l'accueil pour le moins équivoque réservé à son œuvre dans le contexte colonial, Rabearivelo s'est suicidé en 1937 à l'âge de 34 ans, laissant derrière lui une œuvre immense. Après sa mort, les institutions françaises se sont saisies de ses écrits et ont fait de l'auteur l'exemple de l'assimilation à la française, oubliant commodément son identité malgache. Après l'indépendance en 1960, les nouvelles autorités ont pris la mesure de la double appartenance de Rabearivelo et ont fait de lui le grand poète national, une sorte de Victor Hugo malgache, sans pour autant se donner les moyens pour faire connaître au grand public l'intégralité de son œuvre.
Une aventure éditoriale
Il a fallu attendre les années 2000 pour voir le public francophone enfin accéder aux Œuvres complètes du poète. Le projet d'édition de « tout-Rabearivelo » participe d'une véritable aventure scientifique et littéraire contemporaine. A la mort de l'écrivain, l'essentiel de sa production est enfermé dans des malles familiales. Elle y restera pendant de longues années faute d'opportunités éditoriales, jusqu'à ce que les ayants -droits se rendent compte de la fragilité des manuscrits et de la nécessité de les sauvegarder pour la postérité. La famille avait signé un premier contrat dans les années 1990 avec Présence Africaine pour la publication des journaux intimes du poète, mais le projet ne se concrétisa pas en raison des problèmes budgétaires.
Tout se débloque lorsque le petit-fils de Rabearivelo prend les choses en main suite à sa découverte d'une tentative de dépouillement des ayants-droits vieillissants par d'autres membres de la famille. Il persuade ses oncles et ses tantes de la nécessité de confier à des spécialistes les trésors de leur ancêtre qui dormaient dans des malles. C'est alors que le CNRS est entré en scène par le biais de son équipe « Manuscrits francophones » rattachée au laboratoire de l'Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM). L'équipe est spécialisée dans le travail de sauvegarde et de valorisation des manuscrits anciens. Elle a déjà publié les Œuvres complètes de Senghor. Elle est alertée de l'existence d'un gros fonds Rabearivelo par le Centre culturel français (CCAC) d'Antananarivo à qui la famille du poète a remis les manuscrits. La décision d'élaborer et de publier une édition critique intégrale de l'œuvre de Rabearivelo dans la collection « Planète libre » du CNRS est prise en septembre 2008. (RFI)
*Œuvres complètes. Tome 2. Le poète, le narrateur, le dramaturge, le critique, le passeur de langues, l'historien, de Jean-Joseph Rabearivelo. Paris, CNRS/ITEM/AUF, coll. Planète Libre, 2012. 1 792 pages.