« Le monde est une comédie, voilà ce qu'il y a de certain, et voilà pourquoi je te disais tout à l'heure : Traversons gravement, ma noble fille, cette méchante mascarade qui s'appelle le monde ». George Sand, Consuelo Les observateurs attentifs de la scène politique tunisienne ne pourraient pas ne pas avoir relevé la récurrence d'un procédé bien précis que nous baptisons, pour la commodité, mascarade. Nous entendons par là cette tendance à brouiller les cartes ou, mieux encore, à foutre le bordel dans l'intention évidente d'interrompre le processus en cours. Pour réussir cet exploit, tous les moyens sont bons, y compris le ridicule, scandaleux et abscons, qui ne tue pas bien entendu et, c'est là le comble, les bêtises les plus criardes, filées de fil tellement blanc qu'elles n'échappent même pas aux aveugles ! La mascarade est le procédé le plus caractéristique de la politique politicienne, tunisienne en particulier, dans l'étape actuelle de l'évolution du processus, dit de transition, issu, dans une large mesure, de l'arène du dialogue national. Une première manifestation de cette démarche nous a été octroyée par le parti islamiste au pouvoir, en réaction aux houleuses protestations populaires contre les nouvelles mesures de taxation baptisées – ô scandale ! – Itawat. En substance, Ennahdha appelle le gouvernement, composé en majorité de nahdhaouis, de revoir ces mesures instituées par ce même gouvernement et approuvées, à l'ANC, par les députés du bloc parlementaire nahdhaoui et de ses satellites. Cela revient à dire que le parti au pouvoir s'accorde le privilège, à lui concédé par le ciel, d'être à la fois au pouvoir et dans l'opposition ! Plus royalistes que le roi, en l'occurrence eux-mêmes, les députés nahdaouis ont fait circuler une pétition dans laquelle ils exigent la révision illico presto de ces odieuses mesures impopulaires, concoctées par les services du ministère des finances, avec la bénédiction du ministre en personne. Ce dernier, il ne serait pas inutile de le souligner, n'est pas un nahdhaoui. Et c'est précisément pour cette raison que les choses vont tellement mal. S'il y avait un nahdhaoui à la place de ce laïc, jamais il n'aurait encouru le risque de provoquer l'ire populaire ! Les pauvres députés de la majorité, qui se sont fait salement berner, n'ont pas honte eux, contrairement à d'autres, de se rétracter. Eux, ils ont le courage d'assumer leurs erreurs et de s'engager résolument en vue de les réparer. En tout cas, c'est cela qui se dégage du dernier communiqué du parti islamiste, relatif à cette crise. Elyès Fakhfakh, qui ne tombe pas de la dernière pluie, a très bien saisi le message et n'a pas manqué de réagir en conséquence. Il a dénoncé vivement la malhonnêteté de ce stratagème qui consiste à le sacrifier sur l'autel du tout-puissant parti islamiste. Fakhfakh refuse d'assumer le rôle de bouc émissaire. Mais a-t-il vraiment le choix ? L'unique alternative qui lui est offerte pour se redorer le blason est celle de démissionner. Or, et Ennahdha le sait parfaitement, le mot démission ne figure pas dans le dictionnaire de ses alliés ! Non loin de là, dans le palais de Carthage, où crèche toujours le président provisoire qui perdure, la mascarade a encore battu son plein, et à deux reprises. Une première fois lorsque le premier porte-parole de la présidence, l'enfant terrible de la révolution du 14 janvier 2011 et le porte-drapeau de la justice révolutionnaire, refuse, pour la seconde fois, de se présenter devant le juge d'instruction dans l'affaire sordide du Livre noir. Monsieur le premier porte-parole ne se croit pas obligé de commenter ou de justifier cet acte d'insubordination. Peut-être croit-il que son silence est suffisamment éloquent. Le grand public, lui, n'a compris qu'une chose, et une seule : Adnène Mansar, qui se trouve être un défenseur acharné de la justice révolutionnaire, exprime ouvertement son mépris de la justice ordinaire ! Au plus fort de la crise des protestations contre les itawat (qui aurait pu avoir suggéré à monsieur le ministre des finances l'usage d'un terme si rébarbatif, si peu républicain ?!), la cépériste Sihem Badi, décontractée et sûre d'elle-même, assure que son parti quitterait le gouvernement, mais resterait toujours au pouvoir (slogan islamiste que madame la ministre reprend pompeusement aux frais de son minuscule parti) et ajoute, et c'est là le bouquet, que M. M. Marzouki serait immanquablement reconduit s'il se présentait aux prochaines élections présidentielles. La raison en est – et madame se porte garant de cela – la popularité du provisoire a atteint les nues ! Madame Badi est libre de croire aux chimères, le peuple tunisien, qui n'a jamais apprécié ses prestations de ministre, n'apprécierait pas davantage ses prestations de devineresse ! Ce gag, qui n'est pas passé inaperçu, est le second exploit mascaradesque (relatif à la mascarade) de la présidence et des ses appendices. L'ANC, illégitime comme toujours, mais qui n'a pas l'air de s'en soucier outre mesure, n'a pas été épargné. Lui aussi, et de manière plus appuyée, a été contaminé par le virus de la mascarade. Croyant avoir l'éternité devant eux, certains députés, des plus motivés et des plus coriaces, faisant partie des formations les plus sensibles à la question sacro-sainte de l'identité nationale, n'ont pas hésité d'interrompre les travaux de l'Assemblée pour attirer son auguste attention sur une affaire qui ne souffre pas d'ajournement. La mascarade a été déclenchée par le chef de file du mouvement Wafa, excroissance cépériste qui s'est établie pour son propre compte, lequel, preuves à l'appui, s'indigne que des laïcs tunisiens aient osé manquer de respect à la personne du prophète Mahomet ! Le digne député, auquel rien n'échappe semble-t-il, a été repêcher ces insanités, œuvres médiocres de l'inqualifiable Charlie Hebdo, parues il y a longtemps, sur le compte facebook d'une anonyme. Et du coup, voilà qu'un député du mouvement L'Amour, ne pouvant réfréner son émotion, éclate en sanglots. Abderraouf Ayadi a fini par obtenir gain de cause : Mustapha Ben Jâafar suspend la séance et ordonne l'ouverture d'une enquête ! Monsieur Ayadi, et le si sensible Aymen Zouaghi qui a la larme si facile et si drue, sont libres de protester contre les écarts de Charlie Hebdo, mais ils n'ont pas le droit de gaspiller l'argent du contribuable pour un motif si dérisoire. Si nous cédions aux caprices de ces dignes députés, le futur parlement de l'Etat tunisien devrait être constamment mobilisé pour dénoncer ces prétendus actes profanatoires. Bien plus, il devrait tout abandonner pour ne s'occuper que de ça ! La question qui se pose alors est la suivante : pourquoi s'arrêter aux incartades, désormais classiques, de Charlie Hebdo ? Monsieur Ayadi serait scandalisé au-delà de toutes les limites, et Aymen Zouaghi se déshydraterait à coup sûr au bout de quelques heures seulement, si on leur mettait sous les yeux les quantités effroyables d'insanités que les esprits malveillants ont, depuis le haut moyen âge, débité sur le compte du prophète de l'Islam. Il serait peut-être plus digne, et certainement plus productif, que les deux députés en question, et tous ceux qui ont été piégés par eux, s'en tiennent scrupuleusement aux tâches pour lesquelles le peuple tunisien les paye si généreusement ! Nous abordons, pour en terminer avec ce chapelet de mascaraderies (synonymes de farces), le dernier communiqué du ministère des affaires religieuses, réagissant aux déclarations du Professeur juriste Iyadh Ben Achour en rapport avec l'article 38 de la constitution. Nous ne contestons pas à monsieur le ministre, et à ces dignes acolytes, leur attachement à la langue arabe. Sur ce point précis, leur position ne diffère en rien de celle du tunisien moyen. L'idée saugrenue que la langue arabe serait en danger, complément nécessaire de l'absurdité selon laquelle l'Islam serait en danger, est une aberration idéologique à laquelle personne, en dehors des professionnels de la discorde, ne croit. Le plus aberrant, dans le communiqué du ministère, est cette insipide ironie dont il se sert pour accréditer l'accusation fantaisiste selon laquelle le Professeur Iyadh Ben Achour, francophone notoire, s'oppose à l'article 38 par animosité de la langue arabe. Les auteurs de ce chef-d'œuvre, continuant sur leur lancée, affirment que les imams, pour plaire à ce farouche adepte de la francophonie, devraient assurer désormais leurs prêches du vendredi en langue française ! Ce triste gag n'a rien de risible et prouve, si besoin est, l'inculture et la mauvaise foi de ceux qui l'ont « pondu » dans l'intention évidente de dénigrer leurs vis-à-vis. A ces inqualifiables insanités, il n'y a qu'une réponse possible : le mépris. Nous tenons toutefois à attirer l'attention de ces ignares que les imams tunisiens qui ont continué de prêcher en langue arabe pendant l'ère coloniale et durant les six décennies de la vie de l'Etat national, n'ont pas besoin de changer aujourd'hui d'idiome ! Les services du ministère des affaires religieuses auraient mieux fait de dénoncer les graves déviations que des aventuriers mercantilistes, à la solde du wahhabisme décadent, sont en train de propager dans nos mosquées dans le but, on ne peut plus évident, d'éradiquer l'Islam Tunisien pour préparer le terrain à l'hérésie salafiste jihadiste ! Le danger – si danger il y a – qui pèse sur l'Islam Tunisien (je précise bien), n'est pas l'œuvre des laïcs comme le laisse entendre le communiqué du ministère des affaires religieuses, mais l'œuvre conjuguée d'une multitude de formations islamistes, dont certains de leurs représentants ont réussi, grâce à la complicité active des nahdhaouis, de s'organiser en partis, de s'implanter dans les rouages de l'Etat et de monopoliser le pouvoir de décision en matière de gestion religieuse. .