Au niveau d'une station de péage, une femme d'un âge certain a un petit plateau en main, parsemé de petits paquets de mouchoirs en papier. Elle tend son plateau aux conducteurs qui passent et la plupart en prennent un, et parfois n'en prennent rien, mais laissent sur le petit plateau une pièce ou plusieurs pièces de monnaie, sans doute en signe de charité. L'important ici n'est pas celui qui donne, ni combien il donne, ni la nature des sentiments ou de l'état d'esprit qu'il a en donnant. L'important est l'attitude de cette femme qui veut donner sens, par le travail, à l'argent qu'elle gagne. Elle aurait pu avoir une main vide, tendue à la figure des passants, avec force prières et autres supplications. Mais elle a préféré s'octroyer un statut professionnel, même s'il paraît de l'ordre du para-légal ou du juste-toléré. Tout est donc dans l'état d'esprit : « je veux travailler et mériter mon salaire, le fruit de ce travail. Et mon travail, si on ne me le donne pas, j'essaie de l'improviser ». Une grande leçon pour bon nombre de nos jeunes ! A la vue de cette femme, je me suis rappelé une autre image des années soixante-dix, à l'entrée d'un café d'El-Hafsia, à Tunis : un homme mutilé des quatre membres (les deux bras et les deux jambes) était amené par un membre de sa famille sur une chaise roulante et placé devant un petit étal. Sur celui-ci, il y avait des paquets de cigarettes et à côté, des journaux sur une chaise. Les gens se servaient, payaient et reprenaient eux-mêmes le reste de leur monnaie, avec des sourires, des salutations et des convivialités échangés entre eux et le commerçant handicapé. Là aussi, les gens laissaient généralement une petite rallonge sur le vrai prix, moins pour la charité que pour la dignité et le courage de ce monsieur qui a préféré la voie de l'argent mérité à celle de l'argent autrement extorqué, par la mendicité. Car une mendicité vulgaire, le plus souvent agressive d'ailleurs, est une supercherie et souvent, elle est la couverture de certaines formes de corruption. Malheureusement, ces derniers temps, sous prétexte de « montrer la misère longtemps cachée par la dictature », de nombreux médias, même dans le public, ont multiplié les plateaux qui n'ont fait que l'étalage de la mendicité vulgaire et des lamentations pitoyables. Les rues et les lieux publics se remplissent de mendiants aussi, de tous jeunes enfants parfois, au vu et au su de tous les discoureurs et de tous les rouspéteurs des droits de l'homme, soudain peu loquaces sur cet état des choses. Au final, c'est des associations suspectes qui prolifèrent au nom de cette « charité » devenue exclusivement musulmane plutôt qu'humaine et qui n'hésitent pas à servir d'autres intérêts par ailleurs. J'ai bien peur qu'on ne se trompe, là, sur le sens et sur l'essence de la dignité et de la solidarité. La solidarité n'a aucune valeur si elle ne sauvegarde pas la dignité de « l'assisté » et si elle ne cache pas les signes qui le rabaisseraient à ses propres yeux et devant les autres. Bref, la solidarité, aujourd'hui, est citoyenne ou elle n'est pas. Et pour qu'elle soit citoyenne, la solidarité doit être gérée et contrôlée par des lois et des institutions. Quant à la charité, qui reste un droit ou un produit de la foi, elle doit se faire dans la discrétion absolue, entre les concernés, sans tambours ni trompettes, parce que, comme la foi elle-même, elle est de l'ordre de l'intime et du personnel. Autrement, c'est tout de l'hypocrisie et du monnayage.