Ils sont nombreux, hommes, femmes et enfants, établis dans la capitale avec comme source de revenus la mendicité. Ils sont généralement originaires du Sahel, du Sud, du Centre, du Nord-Ouest du pays et résident dans les quartiers pauvres de Tunis. Dès les premières heures de la matinée, ils investissent les rues, les moyens de transport public et occupent les entrées des mosquées. Certains sont vraiment nécessiteux, miséreux et méritent l'aumône. D'autres, comédiens chevronnés, ne font que multiplier scénarios et simulacres cherchant pitié et commisération. Afin de mieux s'enfoncer dans les méandres d'un petit monde clos sur lui-même, La Presse est allée enquêter du côté de chez ces damnés de la terre et ces comédiens des rues. Bon nombre de ces mendiants que l'on croise dans les grandes rues de la capitale, devant les mosquées et dans les moyens de transport public, rebroussent chemin le soir, après une longue journée de «travail», vers la cité des mendiants à Ben Arous. Là-bas, à la cité «Icha», la cité «Amor» et la cité «Khadija», une part du mystère est toujours gardée derrière les mûrs, mais qui cherche trouve. Il est 11h00, un motocycle desservant deux policiers avance lentement du côté de la mosquée El-Fatah à l'avenue de la liberté. Une femme, la quarantaine, assise à même le sol exhibe un bras difforme et une jambe mutilée quémandant des pièces devant la porte de la mosquée. Selon un témoin, elle vient de s'installer depuis à peine deux heures. Approchée par l'un des policiers, ses membres repoussent comme par magie et elle prend ses jambes à son cou. Elle a quand même réussi à empocher du fric. Deux cents mètres plus loin, un non-voyant âgé, accompagné de sa fillette, circule tout en tendant la main. Comme il le laisse entendre, il se sert de l'argent collecté pour subvenir aux besoins de sa famille composée de deux fillettes et d'un garçon. «Je n'ai pas le choix. Je suis porteur d'handicap et mes enfants sont mineurs. Nous vivons tous de l'aumône qu'on me donne. Dieu merci, il existe encore des cœurs pitoyables et des bienfaiteurs en Tunisie». Dans la rue avoisinante, une jeune mendiante accompagnée d'un enfant supplie les passants de l'aider à nourrir sa famille. Un homme s'arrête, puis s'adresse à elle : «Tu peux travailler comme bonne au lieu de tendre la main». Et la jeune mendiante de rebondir violemment : «Je fais déjà le ménage à mi-temps, mais c'est insuffisant. Je n'arrive pas à subvenir aux besoins de ma famille, tout est cher et la flambée des prix dépasse largement mes moyens. Je n'arrive plus à suivre. Puis il vaut mieux tendre la main que de voler ou de se prostituer». Un peu plus loin, vers l'avenue HabWib Bourguiba, une autre dame portant sur le dos un enfant de deux ans ne cesse de supplier les passants en répétant les mêmes phrases. Pour elle, la pauvreté est la plus grave des affres et mendier est la seule façon de s'en sortir : «Je suis issue d'une famille très pauvre et c'est la raison pour laquelle j'ai choisi ce métier. Il faut être pauvre pour comprendre ce qu'endurent les miséreux. La vie est de plus en plus dure et il n'est pas donné à tout le monde de s'en sortir». Dans les ombres de la ville Certains mendiants qui prennent possession des artères de Tunis le jour, rebroussent chemin, le soir, vers la cité des mendiants à Ben Arous. Là-bas, tout est à regarder, à écouter et à lire. Et ce que raconte cet homme avec amertume et désenchantement est fort surprenant : «Vivre avec ces gens sans foi ni loi est un calvaire quotidien. Je réside dans cette cité depuis 1960 et je sais comment la plupart de ces familles procèdent pour gagner leur pain tout en comptant sur les autres. D'ailleurs, ces constructions que vous voyez sont le fruit d'une mendicité transmise d'une génération à l'autre. Toujours le même scénario qui se répète : femmes et enfants occupent les artères de Tunis tandis que les hommes passent leur temps à rôder dans les bars et les cafés. Ils se regroupent vers la fin de la journée pour le partage du butin. Avec ce qu'ils gagnent de la mendicité, ils construisent des maisons, achètent des voitures et font de l'épargne au profit de leurs enfants. Plus qu'une simple charité, la mendicité est devenue leur métier. Et personne d'entre nous ne peut leur reprocher ce genre de conduite de crainte d'être agressé. Ils sont nombreux. Et dès qu'ils trouvent que le rapport des forces n'est pas à leur profit, ce sont les femmes qui mènent le combat pour s'adonner à toutes sortes de ruses afin d'intimider leurs adversaires. Ils sont imbattables, je vous conseille d'être attentif et de garder un certain recul en rentrant dans leur cité, ils sont dangereux et n'acceptent aucune infiltration étrangère», fait remarquer l'interlocuteur avant d'ajouter que ces parents-mendiants n'hésitent pas à encourager leurs enfants à abandonner les bancs des écoles pour intégrer très tôt l'école de la mendicité. L'avis de l'historien Présentant une lecture historique de ce fléau social, Mme Zeïneb Mejri, professeur universitaire d'histoire, observe que la mendicité en Tunisie a connu son paroxysme pendant l'époque coloniale, entre 1930 et 1956. «Les colons utilisaient, autrefois, le terme ‘ les indésirables' pour désigner les mendiants de Tunis. Ces derniers sont issus des zones rurales et bédouines. Pris pour des éléments perturbateurs qui ne faisaient qu'assombrir le paysage qu'offrait la ville, ils étaient violemment réprimés par les gendarmes français. Et ils étaient le plus souvent poursuivis et chassés de la capitale». Il va sans dire que les vagues de sécheresse qu'a connues le pays entre 1944 et 1948 ont affecté non seulement les agriculteurs, mais aussi les commerçants, les artisans et les ouvriers devenus incapables de gagner leur vie et de nourrir leurs familles. Ce qui les a poussés à migrer vers la capitale, venus de différentes régions intérieures. «Le professeur Hedi Timoumi l'a bien expliqué et le rapport Tarday datant du 30 janvier 1933 soutient que les récoltes de 1930 et de 1931 étaient en-deçà des besoins. Tout autant que les pluies de l'hiver de 1933 ont détruit une grande partie du cheptel des moutons, principale source de revenus pour les habitants du Sud. Une crise économique aggravée par l'invasion des sauterelles des régions de Gabès, de Kairouan et de Sousse en mars 1932. Tous ces facteurs ont débouché sur de multiples difficultés économiques ayant poussé les agriculteurs, les commerçants et les ouvriers de ces régions sinistrées à migrer vers la capitale quêtant de l'aide. En 1933, Mahmoud Beirem Ettounsi a parlé dans un de ses articles des mendiants, affirmant que la distance entre un mendiant et un autre dans les rues de Tunis était de 10 à 50 métres et qu'ils se chiffraient (les mendiants) à 10 mille», précise Mme Mejri. L'avis du sociologue Débattant de la question des mendiants de nos jours, la sociologue Thouraya Krichène les classifie sous plusieurs catégories, à savoir les grands réseaux, les petits groupes et les individualistes. «En tendant la main, les mendiants gagnent plus que ce qu'ils peuvent avoir après toute une journée de labeur. Cela dit, la valeur du travail n'est plus la même au vu de la cherté du coût de la vie et de la faiblesse des rémunérations. Tel est le cas d'un groupe de jeunes installés à Ezzahrouni. Venus d'une région intérieure, ils occupent les feux munis d'éponges pour à la fois nettoyer les pare-brises des véhicules et sniffer de la colle forte. Ces jeunes virent facilement au crime: le vol, la violence, etc.». Toujours est-il que la question qui se pose de point de vue sociologique concernant les mendiants est celle se rapportant à leur dignité. Mme Krichène précise de ce point de vue que ces êtres humains, qui grandissent dans un entourage familial pauvre, sans valeurs stoïques et dépourvu de la moindre formation scolaire, s'orientent facilement, devant la rareté des choix, vers la mendicité. Sur un autre plan, elle observe que la mendicité est souvent associée à un jeu théâtral où le mendiant se déguise en jouant le rôle du handicapé et du sordide en inventant des scénarios : «C'est toute une mise en scène dépendant du temps et du lieu social. Il y a aussi le temps religieux qui gère. En d'autres termes, la mendicité existe partout, toutefois, elle s'intensifie là où il y a une concentration de la vie sociale : devant les mosquées, dans les cimetières et dans les mausolées. Les mendiants ont un calendrier suivant lequel ils se rendent dans les mausolées. Si vous suivez ceux qui exercent à Sidi Belhassen et à Saida Manoubia, par exemple, vous allez vous apercevoir qu'ils sont les mêmes. En dehors du temps et du lieu religieux, ils sont concentrés dans les marchés et les stations de transport public», relève Mme Krichène avant d'ajouter qu'à chaque environnement sa propre catégorie de mendiants : «Dans certaines zones, plus le mendiant est misérable plus on lui donne l'aumône, dans d'autres, moins il est propre moins on lui donne».