Plus de cinquante cinq ans après l'accès de la Tunisie à l'indépendance, les Tunisiens, du moins les castes qui s'étaient relayées au pouvoir, ont tout juste réussi à mettre fin à un système tribal improductif et à créer un Etat viable, en déstructurant, au passage, par le biais de modèles de développement improvisés (collectivisme et autres) d'importantes régions du pays: le nord-ouest, l'axe médian et le sud, et ce sans que d'autres alternatives développementales ne leur soient trouvées. Bourguiba, tout comme Ben Ali (même si certains grincent les dents), ont échoué lamentablement dans l'édification d'un Etat de droit et des institutions. Ces deux premiers présidents de la Tunisie contemporaine ont fait du régionalisme une sorte de mépris institué à l'encontre des régions de l'intérieur, voire un modèle de «racisme économique», une stratégie d'Etat. Conséquence: la Tunisie a évolué, un demi-siècle durant, à deux vitesses. Les investissements structurants, voire les plus lourds (autoroutes, universités, parcs industriels, infrastructure touristique, ports et aéroports ), ont été orientés délibérément vers le littoral. Pour le reste du pays, l'assistance sociale était la règle: interventions de l'Union tunisienne de solidarité sociale (UTSS) du Fonds de solidarité «nationale» 2626 et de chétives associations spécialisées dans la micro-finance contrôlées par des Omdas prédateurs, caravanes de solidarité . Pour mener à bien une telle politique, les anciens dirigeants du pays disposaient de mécanismes «hyper-régionalistes». Pour ne citer que les plus visibles, il ya tout d'abord les plans d'aménagement du territoire qui ont toujours donné la priorité absolue à l'investissement dans les trois mégapoles du pays: Tunis, Sousse et dans une moindre mesure Sfax. Toutes les villes de l'intérieur, dont plusieurs ont été, jadis, des capitales du pays (Thala, Kairouan Rakkada, Cyrta (Le kef), étaient au seul service du «Corridor d'or». Vient ensuite une option pour une centralisation excessive que concrétise, de manière caricaturale, le ministère de l'intérieur avec ces deux facettes: le sécuritaire et le contrôle administratif régional et local. De tels choix ont généré des pratiques répressives asphyxiantes. C'est ce que Béatrice Hiboux appelle dans son livre sur la Tunisie «la force de l'obéissance»: Le quadrillage de la population piloté par la police et la milice du PSD-RCD, le verrouillage (muselage des médias et étouffement de tous les espaces de liberté) et le maquillage (manipulation des statistiques et son corollaire, une fâcheuse tendance hystérique à tout positiver). Aujourd'hui, les Tunisiens se sont révoltés contre cet état de fait et ont dit leur mot. Ils ne veulent plus ni des hommes qui incarnaient ce pouvoir ni de leurs structures répressives. Cette belle révolution à la Ghandi ou presque-, qui a donné espoir au monde entier, du moins musulman, se doit d'être relayée par un projet de société qui fasse rêver. Il y a eu d'ores et déjà d'importants acquis alors que le gouvernement intérimaire fait ses premiers pas: indépendance de la justice, liberté d'association, liberté de presse, réhabilitation des structures légales (association des juges et syndicat des journalistes), séparation Etat-parti. Des commissions sont à pied d'uvre pour baliser un nouvel avenir pour le pays. Globalement, un vent de liberté salutaire souffle sur le pays. Seulement, pour inscrire dans la durée ces acquis, il importe d'instituer des garanties légales pour dissuader tout retour en arrière. En attendant, trois chantiers urgents méritent d'être mis en route dans les meilleurs délais. Le premier concerne la réforme de la magistrature suprême. Les deux présidents précédents, dotés de pouvoirs exorbitants, ont failli à leur mission. Ils ont été incapables de mener à la démocratie souhaitée par la Tunisie, un pays de dix millions d'âmes, homogène, facilement gouvernable et tout juste émeutier dans les cas les plus extrêmes. Moralité: les pouvoirs présidentiels gagneraient à être réduits au minimum. La règle est simple: tout futur président doit, dorénavant, rendre compte de ses actes et informer régulièrement le peuple. Le second consiste à restructurer le ministère de l'Intérieur. Ce lieu sinistre, qui a été, de mémoire de journaliste, à l'origine de tous les malheurs du pays (torture, rafles, fraudes électorales et de toutes sortes d'autres abus ), devrait être transféré hors du centre de la capitale. De même, il est vivement recommandé de réhabiliter la gestion des régions et collectivités locales conformément à des approches participatives modernes. Le troisième chantier porte sur le développement des régions de l'intérieur. Au regard de la misère qui règne dans ses contrées à dominante rurale, il est temps de penser à une stratégie développementale de rattrapage, du genre de l'initiative américaine «Affirmative action» (du temps de Bill Clinton). Concrètement, l'investissement public doit être intensifié. Des initiatives, telle que la création d'universités spécialisées, et adaptées aux besoins des régions, de projets structurants et de zones franches sur les frontières, doivent être promues et encouragées (institutions d'incitations fiscales et financières). Il s'agit au final de donner, en toute urgence, aux communautés de ces régions de perspectives réelles de vie décente leur épargnant l'exode, le chômage et toute autre misère humaine.