Sahbi Jouini, dirigeant de l'Union nationale des syndicats des forces de sûreté tunisienne, a révélé, vendredi soir (18 juillet 2014), sur la chaîne Ettounysia, des choses très graves sur les circonstances de l'attaque Henchir Tella. Il a déclaré en substance que «tous les services de renseignement du pays étaient au courant, depuis le 10 juillet 2014, de l'attaque et avaient connaissance de son timing (soit à la rupture du jeûne, soit à 6 heures du matin), du nombre de terroristes, de l'itinéraire qu'ils devaient prendre et même de leur identité». Mieux, sans mettre à aucun moment en cause la responsabilité de l'armée -comme Khélil Zaouia, ancien ministre Ettakatol avait cherché à le mouiller, au cours de ce débat-, Sahbi Jouini, serein et sûr de lui, s'est dit prêt à fournir au parquet tous les documents requis pour étayer ses dires, et ce pour peu qu'il le convoque, avant d'ajouter qu'il ne se taira jamais dorénavant quel que soit le sort qui lui serait réservé. Pour les gens avertis, cette déclaration est intéressante à plus d'un titre à cause des précisions qu'elle apporte, et que, de ce fait, ce n'est pas un buzz et encore moins un scoop médiatique, et ce pour une simple raison. Dans son intervention après l'attaque de Henchir Tella, Mehdi Jomaa, chef du gouvernement, avait bien déclaré que «les services de renseignements avaient bien fait leur boulot». Entendre par là que c'est le suivi qui n'a pas marché. Et le suivi, c'est du ressort des troupes sur le terrain, c'est-à-dire la Grande muette. La Défense dément la forme mais pas le contenu Cette déclaration fracassante, bien qu'elle ait été faite tard dans la nuit, n'est pas passée inaperçue. Elle a suscité immédiatement une vive réaction des ministères de la Défense et de l'Intérieur. Dans tous ses états, ce qui en dit long sur l'effet de bombe de ses révélations sur les caïds de l'armée; le porte-parole du ministère de la Défense, Lamjed Hammami, est intervenu, par téléphone, pour démentir «toute connaissance aussi précise de l'opération», annonçant que son département va saisir la justice pour qu'elle enquête sur la véracité des propos de Jouini. Empressons-nous de remarquer, ici, que le porte-parole de l'armée n'a pas contredit Sahbi Jouini. Il a tout juste relevé que l'information-renseignement n'est pas parvenu à l'armée avec autant de précisions et de détails. Responsabilité du chef suprême des forces armées Cette intervention du porte-parole n'a pas été, semble-t-il, assez persuasive pour le ministre de la Défense, Ghazi Jeribi. Ce dernier a été amené à intervenir, tôt ce matin (samedi 19 juillet), sur Mosaïque FM pour déclarer, tout bonnement, que «les informations annoncées par Sahbi Jouini ne sont jamais parvenues au ministère de la Défense». Là aussi la nuance est importante. Le ministre n'a pas démenti l'existence de telles informations. Décryptage: le ministre, sentant que l'affaire allait prendre une mauvaise tournure, et apparemment soucieux de protéger son département, a parlé seulement du ministère de la Défense. Mais l'armée relève également des prérogatives du chef d'Etat-major et de la présidence de la République provisoire dans la mesure où M. Marzouki, en sa qualité de chef suprême des forces armées, devait être au courant, en principe, depuis le 10 juillet, de l'imminence d'une attaque aussi gravissime. Faut-il rappeler que le squatter du palais de Carthage est informé en temps réel de tout ce qui se passe dans le pays. Ce même président provisoire dispose, en plus, d'un nouveau conseiller pour les affaires militaires. Espérons, pour l'humour, que ce dernier ne va pas payer les pots cassés Pour sa part, le porte-parole du ministère de l'Intérieur, Mohamed Ali Aroui, semblait bien au contraire très à l'aise. Il s'est même donné la peine de se déplacer sur le plateau de Hamza Belloumi (animateur de l'émission le 8ème jour). Se cachant derrière le droit de réserve, il n'a révélé rien de nouveau. Il n'a ni démenti ni confirmé les informations fournies par Sahbi Jouini. Il s'est contenté de rappeler les propos du chef du gouvernement Mehdi Jomaa qui avait accordé un satisfecit aux services de renseignement pour avoir accompli la mission qui leur était dévolue dans cette affaire. Son intervention donnait à voir et faire croire au spectateur que son ministère a fait le nécessaire. L'armée à restructurer en urgence Par-delà les déclarations des uns et des autres, en l'absence d'une structure de coordination indépendante entre l'Armée, la Garde nationale et la police (une sorte d'agence de sureté nationale), ce type de dysfonctionnement voire ce type d'erreur est possible. Cela n'empêche pas que, dans l'immédiat et en dépit de la modicité des moyens dont dispose l'armée, les responsabilités des parties défaillantes doivent être identifiées et rendues publiques. Car, le bilan de l'attaque de Henchir Tella est très lourd. 15 martyrs et une vingtaine de blessés. C'est trop, trop, trop... C'est un véritable massacre de jeunes soldats qui, si on croit les révélations de Sahbi Jouini, aurait pu être évité n'eussent été la défaillance, l'incompétence et l'irresponsabilité (pour ne pas dire des choses plus graves) de certaines parties. Le terrorisme a tué, depuis son émergence, plus de soixante personnes dont l'écrasante majorité ce sont des militaires. Un regard d'ensemble sur les attaques meurtrières qui ont eu lieu, jusque-là, révèle une répétition scandaleuse des mêmes erreurs: absence de renseignements, mauvaise connaissance du terrain, mauvaise appréciation du risque, mauvaise communication entre les divers compartiments, sous-équipement, mauvaise gestion à tous les niveaux, lenteur administrative Conséquence : le moment est plus que jamais venu pour restructurer la Grande muette et l'amener à rendre compte au contribuable de son rendement et à faire preuve de transparence, de bonne gouvernance et d'efficience. C'est ce qu'a proposé, comme par hasard, vendredi tard dans la nuit, sur la chaîne El Watania 1, Mokhtar Ben Nasr, ancien porte-parole du ministère de la Défense. Il a notamment mis l'accent sur l'enjeu de réduire la centralisation de l'armée et à conférer aux commandements déconcentrés et décentralisés plus d'autonomie dans la prise de décision. Il a appelé également les constituants et les partis à former des spécialistes dans les affaires de la défense afin de pouvoir contrôler, en connaissance de cause, la mission et les équipements de l'armée. Marginalisée à dessein... Il faut dire que l'armée, marginalisée à dessein par Bourguiba, Ben Ali, Foued Mebazaa, et surtout par Marzouki -qui l'avait énormément affaiblie par la reconduction pas toujours justifiée des états d'urgence- n'a jamais figuré parmi les priorités du pays. Aujourd'hui on remarque que c'est une erreur. C'est pourquoi cette petite armée de frontières gagnerait à être plus professionnelle et à disposer de budgets conséquents pour s'équiper efficacement et pour former et bien rémunérer ses soldats. Notre sécurité et celle du pays en dépendent. Cela pour dire également que, quel que soit le bien-fondé des révélations de Sahbi Jouini, elles constituent une précieuse opportunité -même si elle est entachée par l'assassinat d'une quinzaine de soldats- pour de revoir l'organisation des forces de sécurité du pays et de revoir leur coordination.