L'Atuge -ou Association des Tunisiens des Grandes écoles- a réservé son premier déjeuner débat de l'année 2009 à l'examen de la politique industrielle sous l'angle de la prospective. M. Afif Chelbi, ministre de l'Industrie de l'Energie et des PME, était l'invité d'honneur de ce premier «mardi de l'Atuge». Une étude préparée par Sami Zaoui, V/P de l'Association, un «forecast» des prévisions de l'industrie tunisienne à horizon de 2016, a servi d'entrée en matière aux débats. Il faut observer qu'à peine deux plans quinquennaux nous séparent de 2016. On ne dispose pas, par conséquent, d'une profondeur qui autorise un travail de prospective. En effet les échanges ont consisté en un exercice de discussion des grandes orientations industrielles jusqu'en 2016. Et d'ailleurs le speech introductif du ministre abondait en ce sens. Un effort d'évaluation plus qu'un travail d'exploration stratégique. Les indicateurs de performance : les réalisations à l'export La grande question était de savoir quelle industrie pour demain ? La réponse était donnée sous l'angle des réalisations à l'export. On a toujours soutenu que le secteur industriel devait se «faire les dents» à l'international car le marché local est restreint et n'a pas la taille critique nécessaire. Et c'est à l'export que l'on peut mesurer de façon peutêtre pas exponentielle mais du moins soutenue la croissance des flux. Si on réfère à l'année 1995, date de signature de l'accord d'association avec l'UE, les recettes d'exportation étaient de 5 milliards. A la fin du processus d'adaptation à la zone de libre-échange, soit en 2007, ces rentrées ont triplé, passant à 15 milliards. Le secteur industriel exportateur a donc tenu le pari de l'ouverture, ce qui n'était pas gagné d'avance et se met en situation de s'insérer au marché européen. En 2016, on projette de doubler ces mêmes recettes à 30 MDT. Hypothèse plausible, a priori. Trois secteurs champions à l'export Le tour de force ici est que l'ouverture n'a pas inhibé mais au contraire dopé l'effort de diversification du secteur exportateur, trop dépendant à l'époque du secteur textile. A l'heure actuelle, trois secteurs sont dans le peloton de tête, les Industries mécaniques et électriques, le textile habillement, et les Industries agroalimentaires. A eux seuls, ils totalisent un peu plus d'un milliard d'euros de recettes, qui vont doubler à horizon de 2016. C'est l'occasion de rappeler que l'industrie textile à l'épreuve de la fin des accords multifibres a su prendre de la hauteur et se redéployer se détachant du travail à façon. Les IME, qui ont émergé à la faveur de l'accord de compensation avec les constructeurs européens, ont à leur tour trouvé les moyens d'un boom propre. C'est notamment le cas pour l'industrie des câbles et des faisceaux électriques illustré par la success story de Chakira. Le secteur a exporté 6 MDT en 2008 et c'est bien la preuve de sa vigueur malgré une conjoncture internationale pas très porteuse. Les IAA, en dépit des obstacles des HACCP, font des dattes, de l'huile d'olive et des agrumes à côté des fruits de mer leur principaux fers de lance. La démarche du développement industriel : La remontée des flux En matière de développement de l'industrie, toute la philosophie du système repose sur le principe de remontée des flux. C'est la voie pour maximiser et la Valeur ajoutée matérielle et immatérielle. Full process, pour la fabrication en parallèle avec la maîtrise de la conception en intra avec son versant IT (PAO CAO). Le cheminement méthodologique est d'aller de la sous-traitance à la co-traitance avec prise de risque sur le sourcing, jusqu'au produit fini où le risque est pris sur la collection. Donc, le cap est mis sur l'intégration des filières. Cela a été initié pour le textile-habillement. L'expérience est en cours. On ne peut présumer de ses résultats mais l'approche a l'avantage de sa rigueur. Les pôles de compétitivité En contrefort au choix de remontée des flux, il y a cette option pour développer encore plus les technopoles. Ces espaces conçus comme des bassins dédiés à telle ou telle filière auront les dotations d'infrastructure nécessaires et en prime un pôle universitaire adéquat. Une première est lancée pour le textile à Monastir et EL Fejja du côté de La Manouba. Une seconde est initiée du côté de Sidi Thabet pour les biotechnologies, et une troisième est sur pied à Bizerte pour les IAA. Le programme national en compterait une dizaine environ. A l'évidence, ces espaces seront un cadre idoine pour structurer et configurer leur procurant le standing requis et les structures d'accueil nécessaires. Les insuffisances ou les contre performances ? Le schéma de développement à l'export a été ressenti selon l'esprit des questions des participants davantage un schéma d'accompagnement de l'industrie qui est la somme de mesures fragmentées qu'un plan de conception global. Et l'édifice d'ensemble, bien charpenté, recèle comme des insuffisances qui attendent qu'on leur apporte des réponses radicales. A titre d'exemple, le pavillon national n'assure que 8% des flux contre un objectif de 20%. La fin de la «conférence» en Méditerranée a libéralisé les tarifs et la guerre des prix n'a pas avantagé ni les TIR tunisiens ni la CTN. Des mesures de soutien en faveur de la CTN et des TIR ont été récemment mises en place pour rétablir la situation mais l'objectif des 20% n'est pas très ambitieux. Dans le même ordre d'idées, l'aéroport international d'Enfidha et le port en eaux profondes de la même localité constitueront une plateforme logistique qui confortera les avantages comparatifs du site tunisien favorisant certainement l'industrie. Mais là encore tous les pays du Maghreb central ont lancé des projets similaires et il y a risque de surcapacités qui pèse d'une certaine façon sur les retombées de ces projets. Par ailleurs le secteur exportateur cumule les réalisations des entreprises non résidentes qui assurent la part du lion des flux. Les non résidents assurent au moins 50% de l'export dans le textile et pareil pour les IME. Le potentiel proprement «national» reste faible. Il est vrai que la législation fidélise les non résidents. L'Etat tunisien ne pratique pas de discrimination par nationalité mais reconnaît le droit du site. Les non résidents ne contribuent pas au FODEC (1% du CA) mais peuvent bénéficier de ses subventions. En dehors de toute ségrégation, ces entreprises en restant enclavées en off-shore, diffusent peu en direction du tissu local. Il est vrai que les quotas d'emploi de compétences étrangères favorisent l'emploi des compétences locales. Et que sur ce plan, l'Etat ne transige pas. Un projet chinois de 500 emplois a été refusé parce qu'il dictait l'emploi de 300 chinois. Le social est indéniable mais c'est une faible courroie de transfert de technologies et de savoir-faire. Il est vrai que beaucoup d'enseignes internationales investissent en capacité et en remontée de filière mais le transvasement avec les locaux demeure limité. Une politique pour l'industrie: De la cohérence. Et des carences. M. Afif chelbi a débattu avec fair play et a répondu à toutes les questions y compris celles qui fâchent. Le ministre était dans un grand jour. Le déjeuner venait après une matinée de débat à l'assemblée et le ministre était donc en condition. Il avait toute sa verve, sa fraîcheur d'esprit habituelle et son entregent coutumier. Il a rendu hommage à l'héritage de ses prédécesseurs citant nommément Ahmed Ben Salah, artisan de la planification industrielle et Tijani Chelly, concepteur de l'industrie exportatrice. L'assistance l'a ovationné à plusieurs reprises, trait rarissime à l'Atuge comme l'a relevé avec humour Hassen Zargouni, son président. L'assistance a salué l'élan de passion que le ministre mettait au service de l'industrie. Au final, M. Afif Chelbi a donné corps à la cohérence de la politique tunisienne pour l'industrie. Il n'a pas toutefois dissipé l'idée de la carence d'une politique industrielle de long terme devant aboutir à l'émancipation des producteurs nationaux... Un pays de la région a dû acheter à grands frais une participation dans Promodes pour bénéficier du droit d'écouler sa production. C'était une riposte stratégique assumée par l'Etat. Et ça a donné des résultats. Enfin, la démarche de remontée des flux ne résout pas le gap de valeur ajoutée. Le ministre n'a pas contesté notre déficit de valeur ajoutée qui serait au quart de la valeur ajoutée européenne et qui progresse faiblement avec un taux de 3% environ. Nos investissements vont davantage en croissance extensive que dans le sens de l'intégration. Et c'est bien ce qui fait que l'industrie a toujours besoin de subventions et d'incitations financières. Par ailleurs, si la remontée des flux doit toujours se vérifier, en bonne logique la prospérité du secteur des IME devrait nous amener des composants vers l'assemblage. Encore une fois un pays de la région a scellé un partenariat avec Renault et a profité des accords d'Agadir pour écouler ses voitures en Egypte. Ce déjeuner est une mise en bouche pour un débat de pure prospective, cette fois. Il s'agit de mesurer les potentialités du pays pour aller vers davantage d'industrie lourde et d'industrie industrialisante après avoir dompté les industries de transformation. Le débat ne manquera pas de panache. Et le pays ne manque pas de potentiel.