Webmanagercenter : Vous avez parlé de différences d'approches dans la pratique de la finance islamique entre des pays tels la Malaisie, ou les pays arabes. Les principes de l'islam sont universels, alors qu'est ce qui expliquerait ces différences ? Anouar Hassoune : Il y a toujours eu différentes interprétations au moins au niveau des grandes écoles de pensée dont les quatre dominantes, la Malékite, la hanafite, la chaféite et la hanbalite. En Malaisie, c'est essentiellement une interprétation chaféite. Il est vrai que les quatre écoles de pensée s'accordent à 95% sur la jurisprudence commerciale, mais parfois il y a des éléments de divergence. A titre d'exemple : la vente avec un paiement différé qui est pratiquée en Malaisie et pas en Arabie Saoudite. L'interprétation de la pensée islamique n'est pas la même. Elle serait plus tolérante en Asie ? Effectivement, quand vous introduisez une dimension tolérante, vous y introduisez une dimension interprétative. Le coran, source première du droit musulman ne donne pas suffisamment de clés pour interpréter les transactions commerciales, le terme « riba » (usure) n'y apparait que 4 ou 5 fois. Ce qui amène les jurisconsultes à revenir à la « Sunna » ou les « hadiths » mais là non plus, il y a un problème, le prophète lui-même commerçant a énormément enrichi la réflexion sur les transactions commerciales mais pas sur les transactions purement financières, il y avait beaucoup d'opérations qui ne se faisaient pas au 7ème siècle en Arabie. Un autre exemple de transaction aujourd'hui très discuté chez les jurisconsultes est le « Waad », la promesse. Pour le vulgariser un exemple très simple : si je promets aujourd'hui à un agriculteur de lui fournir les semences et les engrais pour qu'il puisse planter, c'est de l'économie réelle, il y a une responsabilité sociale, toutes les conditions sont donc requises et approuvées dans la finance islamique car évidemment, je vais pouvoir gagner dès qu'il y a une récolte. Maintenant si nous prenons le même principe de la « Promesse » et je vous promets de vous vendre dans trois mois une action en pariant sur la baisse des prix des actions, je les achète au prix de 80 et je vous les revends au prix prédéterminé de 100, le même contrat licite d'un point du vue éthique est parfaitement illicite d'un point de vue technique dans la finance islamique. Le principe de la finance islamique est qu'une banque qui finance un projet en est le partenaire et donc elle engrange des profits dès le moment où le projet réussi, quelle différence avec le taux d'intérêt ? La banque islamique ne fait pas dans la charité, elle doit également gagner sa vie, il y a un taux de rendement et un taux de profits mais elle ne peut le faire que si les produits économiques sous-jacents sont économiquement sains. Elle ne peut pas gagner sa vie simplement en créditant le compte client sans savoir ce qu'il va faire des fonds crédités. Elle est automatiquement participative et par conséquent bénéficie naturellement des gains des projets qu'elle finance. Contrairement à l'intérêt qui est une rémunération par le seul fait du passage du temps, le taux d'intérêt est une renonciation à la consommation tout de suite mais une acceptation du passage du temps. La finance islamique dit non. Le taux d'intérêt n'est pas considéré comme licite parce qu'il est complètement déconnecté de la performance des actifs sous-jacents. Il faut que ces actifs soient performants pour être rentables. Qu'est ce qui explique l'intérêt d'agences de rating aussi reconnues que Moody's pour la finance islamique ? Cela fait plus de 15 ans que nous fournissons des services de notation aux institutions financières islamiques ainsi qu'aux obligations islamiques qu'on appelle des « Soukouks »(obligations) aux compagnies de « Takaful » et à des fonds de financements de projets . Pour nous, cela représente une douzaine de banques notées pour un total d'actifs de l'ordre de 170 milliards $ par an que nous notons ainsi qu'une trentaine de « Soukouks », pour un total de 40 milliards, c'est donc 210 milliards de $ que nous notons sur les 850 milliards du marché financier islamique, pratiquement le quart. Vous pensez que la finance islamique a des chances réelles de s'imposer en tant que produit financier qui s défendrait dans l'environnement financier ? Ce sont les chiffres qui le pensent l'économie mondiale en 2009 était quasiment à l'arrêt, la finance mondiale a tenu une décote de 10 à 40 % au niveau de ses actifs, la finance islamique a réalisé un taux de croissance de 25, les belles années, ça sera un taux de 30 à 35%. Au début de l'année 2000, l'industrie de la finance islamique ne dépassait pas les 50 milliards de $, aujourd'hui, nous en sommes à presque mille milliards. Comment se fait-il que la finance islamique se soit développée en Asie avant de se développer dans la péninsule arabique ? Elle s'est bien développée dans la péninsule arabique, la part de marché de la finance islamique dans le Golfe est de 27%, en Malaisie elle est de 20%; en Indonésie qui est l'un des plus grand pays musulmans au monde, elle est de moins 4%, en Turquie, elle est également de moins 4% et en Arabie Saoudite, elle est de 43%. Mais là où elle occupe la plus grande part du marché financier, c'est au Soudan où elle a atteint les 72%. Pourquoi le Maroc qui a développé un marché financier assez évolué n'accorde pas d'importance à la finance islamique ? En effet, Après l'Afrique du Sud, le Maroc est le deuxième pays le plus performant dans le secteur financier. Ceci étant, le Maroc prend son temps. Depuis 2007, la banque centrale marocaine a autorisé trois produits islamiques, la « mourabaha », la « tijara » et la « moucharaka », aujourd'hui ces contrats sont commercialisés, entre 2007 et 2009, ils n'avaient pas bénéficié de privilèges fiscaux ce qui avait pour conséquence de les rendre moins compétitifs que d'autres. Le parlement n'a pas légiféré dans le sens d'un ajustement par rapport à ces produits. Le Maroc avait quelques appréhensions politiques par rapport aux banques conventionnelles qui ont fait du lobbying anti-finances islamiques. Aujourd'hui, elles s'y sont préparées et elles vont ouvrir très bientôt des filiales spécialisées dans la finance islamique qu'elles superviseront elles mêmes, elles n'allaient pas laisser des banques islamiques venues d'ailleurs leur grignoter des parts de marchés.