Hichem Mechichi a entamé sa troisième semaine de négociations et, d'après les échos qui nous parviennent des hommes politiques, on part vers un gouvernement de technocrates. Attention, cette vérité d'aujourd'hui n'est peut-être pas celle de demain. Ce choix technocrate est défendu par plusieurs partis qui veulent se restructurer et retrouver la confiance des citoyens loin des arcanes du pouvoir. Choix également défendu par le président de la République. A l'opposé, Ennahdha et Karama veulent un gouvernement politisé reflétant leur poids à l'assemblée et aux élections. Mechichi suivra-t-il le président de la République ou les majoritaires de l'assemblée ? Choix cornélien s'il en est. Au cas où Mechichi suit le choix du président, il coince Ennahdha dans une impasse et l'oblige à refuser son gouvernement ; auquel cas il pousse le président à dissoudre l'assemblée et à aller vers des élections anticipées. Au cas où Mechichi suit le choix des islamistes, il se trouve obligé de les intégrer, ainsi que Qalb Tounes et Al Karama ; auquel cas il déçoit le président. Choix cornélien, c'est sûr.
Les premières rencontres de Hichem Mechichi envoient de bons signaux. Il a commencé par rencontrer Taoufik Baccar, ancien gouverneur de la Banque centrale de Tunisie et éminent expert en économie et en finances. Il a également rencontré ses prédécesseurs. Cela en dit long sur l'esprit du chef du gouvernement désigné. Sa démarche est celle que devrait entreprendre tout gouvernant et c'est ce que les grands dirigeants de ce monde font. Cette démarche de s'asseoir autour d'une table avec d'autres personnes a du bon, car cela permet d'avoir des idées différentes. Pas forcément meilleures, différentes. Mais ce qui nous intéresse, ce n'est pas les rencontres elles-mêmes, mais leur résultante. Que va faire Mechichi après ces rencontres ? Que doit-il faire ? Où réside l'intérêt de notre pays ? En intégrant Ennahdha et ses amis, il s'assure une gouvernance calme. En l'excluant, il risque de s'exclure lui-même. En faisant un melting-pot, il finira comme Fakhfakh.
Quel est l'intérêt du pays ? Réponse rapide : une accalmie totale. Désenchantez-vous, cela ne risque pas d'arriver de sitôt à cause de notre système politique et des égos surdimensionnés et égoïstes de nos hommes et femmes politiques. Ce n'est pas exclusif à notre pays, l'Italie, l'Espagne, le Liban et des dizaines d'autres pays, plus ou moins démocratiques, souffrent des mêmes symptômes. C'est là le revers de la démocratie. Que faire alors ? Si l'on est dans une position où l'incertitude est la plus pesante, c'est en raison de l'effritement des partis politiques non islamistes. Notre paysage politique est bien divisé en « partillons » (micro-partis) où l'on trouve Ennahdha et les autres. Et ceci est triste, car il empêche toute stabilisation. Pour juguler cette incertitude, il est nécessaire pour ces partis non islamistes de se réunir sous forme de coalition les regroupant sous une quelconque bannière anti-intégriste. C'est ce qu'avait fait feu Béji Caïd Essebsi, avec un résultat très positif en 2014 (des élections brillantes) et un résultat catastrophique ensuite et ce dès lors qu'il s'est associé avec ses adversaires d'Ennahdha. Qu'on le veuille ou pas, la ligne de démarcation est l'anti-islamisme. Ceci s'impose à nous. On a beau, depuis des années, dire qu'il faut une ligne de démarcation économique (libéraux vs socialistes) ou sociale (modernistes vs conservateurs), rien à faire on revient toujours à ce positionnement islamiste vs anti-islamiste. On a essayé la fausse union nationale pendant les cinq ans de Habib Essid et Youssef Chahed, on a vu où cela a mené : arrivée surprise de nulle part des Kaïs Saïed, Safi Saïd et Karama. Reste à savoir comment réunir ces partis anti-islamistes sans pour autant réussir à s'asseoir autour d'une table. Et s'il y a une chose qui dégoûte les Tunisiens de la politique, c'est bel et bien celle-là.
Hichem Mechichi, politiquement vierge et théoriquement indépendant, a fait table rase de tous les différends et de toutes les différences et a tendu la main à tout le monde. Il y a en a qui l'ont refusée (le PDL par exemple) et d'autres qui ont cherché à la lui forcer (Ennahdha par exemple). La question qui le taraude, et nous taraude tous, quel est l'intérêt de notre pays ? En rencontrant ses prédécesseurs, en rencontrant d'éminents experts et en tendant la main aux partis, Hichem Mechichi a fait ce qu'il avait à faire. C'est bien. Il doit maintenant conclure et prendre une décision basée sur la seule et unique devise : l'intérêt du pays. Un gouvernement de technocrates comme le veut le président n'est pas dans notre intérêt, car il exclut tous les partis. Pire, il leur enlève toute raison d'existence et transforme l'assemblée en chambre d'enregistrement ou/et en chambre d'opposition. A quoi cela sert-il que je fasse de la politique si je ne vais pas devenir omda, délégué, gouverneur, PDG, conseiller ou ministre ou, tout simplement, influent ? A quoi cela sert-il que je fasse de la politique si je deviens un député qui appuie sur « oui » aux propositions du gouvernement ? Qui l'électeur va-t-il sanctionner en cas d'échec d'un gouvernement de technocrates ? Si on n'est pas sûrs qu'un gouvernement de technocrates soit une bonne chose pour le pays, on est certains que c'est une mauvaise chose pour la démocratie.
Si on veut rester dans un esprit démocratique, c'est donc un gouvernement politique reflétant le poids réel des résultats des élections qu'il nous faudra. Il doit être soit islamiste soit anti-islamiste, puisque les deux camps avoisinent les 50%. Le patchwork proposé par Elyes Fakhfakh, et avant lui par Habib Jamli, ne peut pas résister aux attaques. Il n'est pas naturel, il est factice. Il est impératif donc que le gouvernement ait une couleur reflétant une tendance politique bien claire et celle-ci (hélas) ne saurait être autre qu'islamiste ou anti-islamiste. Ce n'est qu'ainsi qu'on peut assurer une stabilité à ce gouvernement et qu'on peut avoir une véritable opposition. Aujourd'hui les partis sont effrités et ne savent pas sur quel pied danser à cause, justement, de ce patchwork. On a carrément des députés qui votent des mesures refusées par le gouvernement. Si on a une majorité claire dans le gouvernement et que celle-ci est appuyée par plus de 109 députés bien identifiés, on pourrait avoir une vie politique normale similaire à ce que l'on voit dans les démocraties stabilisées (les USA par exemple). La nature de la vie politique, voire de la vie publique, exige cette polarité opposition versus pouvoir. A défaut d'avoir un parti républicain représentant la droite et les libéraux conservateurs et un parti démocrate représentant la gauche et les socialistes, Hichem Mechichi peut, à lui seul, configurer son gouvernement en se basant sur la ligne de démarcation (qu'on ne cesse de nier), celle des islamistes versus anti-islamistes. Quel que soit son choix (islamiste ou anti-islamiste), il s'assurera ainsi un appui parlementaire et politique et renforcera la vie démocratique du pays avec un pouvoir clair et une opposition identifiée.