Vous avez tous fermé les yeux hier – ou pas – sur l'horrible nouvelle du décès d'un résident dans l'hôpital de Jendouba après une chute d'ascenseur de 10 mètres. Badreddine Aloui, 26 ans, est décédé sur les lieux de l'accident hier soir. Il était de garde pour travailler comme résident en chirurgie. Paix à son âme. Jamais nous n'avons eu aussi honte. D'abord l'incompréhension, ensuite la tristesse et après la rage et la honte. Comment une chose pareille peut-elle arriver ? Comment avons-nous pu laisser passer une telle énormité ?
Les jeunes médecins, maillon fort de la chaîne militante de notre pays, ont consacré ces dernières années une énergie folle à dénoncer les manquements, les défaillances, les trous, le matériel défectueux, les ordures qui s'amoncellent, les process défaillants, les ascenseurs qui ne ferment pas, le manque de lits, de personnel, de médicaments etc. de leurs hôpitaux. De nos hôpitaux dans lesquels ils sont acculés à nous soigner chaque jour. Dans des conditions déplorables, inhumaines, en perdant patience souvent mais aussi une partie de leur humanité…et jusqu'à récemment, leur vie.
L'ascenseur de l'hôpital de Jendouba était en panne depuis déjà plus de 4 ans. Plus de 4 ans qu'un hôpital régional n'avait aucun ascenseur en marche. Cela, les médecins l'avaient déjà dénoncé. Le ministre de la Santé a visité l'établissement il y a deux mois et n'a absolument rien remarqué. Aucune information, aucune réclamation n'a filtré. Quoi de plus normal lorsque les visites officielles sont aseptisées, balisées et nettoyées au Karsher pour qu'aucun manquement ne filtre. A quoi servent-elles au juste ? Pourquoi nos dirigeants sont-ils aussi mal informés ? Le ministère de la Santé avait annoncé, il y a très exactement deux mois, que « tous les efforts seraient déployés pour renforcer les capacités de l'hôpital de Jendouba en termes de matériel, de ressources humaines et de financements ». Deux mois après, rien n'a été fait.
Les autorités doivent souvent choisir entre payer les salaires ou réparer un matériel défectueux, acheter des médicaments ou des équipements. Le choix est vite fait, face à la pression syndicale, les salaires et les recrutements priment et tant pis si on paye souvent du personnel à ne rien faire dans des établissements qui n'offrent même pas le minimum de sécurité. Les priorités sont ailleurs. D'abord les patients, victimes de conditions d'admission et de traitement à la limite de l'humain, ensuite ce sont les médecins qui succombent.
Dénoncez jeunes médecins. Ecorchez vos poumons à force de rappeler que vous avez droit à des conditions de travail dignes. Les médecins décrivent des hôpitaux infestés de rats, où les ordures s'amoncelles pendant des mois, des tuyaux de canalisation qui éclatent en plein bloc, des hôpitaux régionaux qui n'ont plus de budget, un germe multi-résistant retrouvé chez plusieurs patients opérés, un générateur de secours en panne, des médecins qui font de la ventilation manuelle à cause d'une panne d'électricité, des chats qui circulent à l'intérieur de l'hôpital et mangent le placenta des patientes... Et, jusqu'à hier, un confrère qui décède en plein service à cause d'un matériel défectueux et même pas signalé.
Les journalistes noircissent du papier, invitent des experts pour en parler, hurlent, crient et s'indignent et puis…le néant. Il aura fallu qu'un jeune se fasse tuer pour que l'opinion publique soit enfin touchée au plus profond d'elle-même. C'est ainsi que les choses fonctionnent ici. Le pays carbure au drame, au sang et à la dernière chance. Il n'y a que le rafistolage qui compte. Bouchez ces trous qu'on ne saurait voir, réparez ces ascenseurs dans lesquels plus personne ne tombera et colmatez ces brèches avant que d'autres ne s'ouvrent…
Nous avons touché le fond…et, cette fois-ci, la chute est terriblement retentissante…