La journée du mardi 4 mai restera dans les annales parlementaires. Doucement, mais sûrement, les islamistes avancent leurs pions et gagnent des points face à une population résignée et un président de la République qui ne sait plus quoi inventer pour les contrer. Les islamistes tunisiens sont de parfaits manœuvriers. Pour faire passer la loi relative à la cour constitutionnelle, mardi au parlement, ils ont joué au gentil flic et au méchant flic. Du côté des gentils, on trouve Samir Dilou et Imed Khemiri. Ils exposent le problème à l'origine de la crise actuelle et proposent des solutions qu'on peut résumer en un seul point : le dialogue. MM. Dilou et Khemiri prônent la démocratie et la transition démocratique et ne veulent qu'une chose, une Tunisie prospère où tous ses enfants, si différents, vivent en toute harmonie et symbiose. Du côté des méchants, on trouve Mohamed Affes et Seïf Eddine Makhlouf. Ils exposent le problème, défient et menacent le président si jamais il a la fâcheuse idée de ne pas se plier au vote du parlement. A leurs opposants, ils proposent des injures et des insultes en pleine plénière et en direct à la télévision. Ceci pour la façade. C'est ce qu'on voit à la télévision. Dans les coulisses, le président d'Ennahdha et président du parlement, manœuvre à sa manière pour obtenir ce qu'il veut. Il a l'habileté de pousser ses opposants dans leurs derniers retranchements de telle sorte qu'il paraisse irréprochable aux yeux du monde extérieur. Pour la journée du mardi 4 mai, c'est Samira Chaouachi, sa vice-présidente, qui a été envoyée au casse-pipe pour exécuter sa mission : obtenir les 131 voix nécessaires pour la réforme de la loi, sans que l'on ne change un seul article de cette loi. Pour rappel, cette loi a été renvoyée par le président de la République pour différentes raisons dont certaines tirées par les cheveux et inapplicables. Pour lui, la cour constitutionnelle aurait dû être créée dans un délai d'un an après les élections de 2014. C'est la constitution, qu'il brandit, qui le dit. Oui, mais on fait quoi ? On reste sans cour constitutionnelle ? Le président de la République reste muet sur cette question. Il expose le problème et ne propose pas de solution pour que la Tunisie ait cette cour, la plus importante et la plus haute de toutes. Les islamistes ont décidé de passer outre cet article de la constitution et créer la cour constitutionnelle « de gré ou de force ». Pour ce faire, ils ont multiplié les infractions en cette journée du mardi 4 mai et c'est Samira Chaouachi qui a été chargée d'exécuter la manœuvre quitte à enfreindre les procédures et les habitudes. Légalement, après son renvoi par le président de la République, la loi aurait dû passer par la cellule de crise, mais la présidence du parlement a décidé de passer outre cette obligation et de la faire passer directement à la plénière. Les députés Abir Moussi, Samia Abbou, Nabil Hajji, Haykel Mekki et d'autres ont beau dénoncer ces abus, ils étaient inaudibles auprès d'une Samira Chaouachi impassible. Tour à tour, les députés soucieux du respect strict de la constitution, ont dénoncé le passage en force des islamistes. Certains par principe, beaucoup par volonté de soutenir le président de la République dans sa bataille contre les islamistes. A la fin des débats, on devait passer au vote. Dans sa première lecture, la loi a été approuvée avec 132 voix. Les voix requises pour ce deuxième passage sont de 131. Beaucoup ont annoncé qu'ils l'ont votée au premier passage et qu'ils vont s'abstenir maintenant. Sauf qu'il y a un hic, plusieurs députés réclament le vote article par article, afin de pouvoir toiletter la loi de ce qui ne va pas et répondre ainsi aux réserves du président de la République. Mais Samira Chaouachi est passée outre ces réclamations et veut faire voter la loi en vrac, sans changer une virgule par rapport à sa première mouture. Rached Ghannouchi a anticipé cela et Samira Chaouachi est juste là pour exécuter son plan. Il faut en revanche gagner du temps pour convaincre les députés (majoritairement à distance) de voter la réforme. L'islamiste radical Abdellatif Aloui est là pour donner un coup de pouce. Juste avant le vote, et alors qu'il n'y a absolument rien qui le justifie, il réclame un point d'ordre et demande quinze minutes de suspension de séance pour consultations avec son bloc. Suspension accordée de suite par la vice-présidente. A son retour, elle annonce le passage au vote et donne soixante minutes aux députés pour voter. D'habitude, on n'accorde que quinze minutes pour cette mission qui n'exige pas autant de temps ! C'est qu'en coulisses, les équipes de Rached Ghannouchi étaient en train de manœuvrer pour rassembler les 131 députés derrière leurs écrans et procéder au vote. C'était la goutte qui a fait déborder le vase. Plusieurs crient au scandale. Mongi Rahoui sort de ses gonds et se dirige vers la caméra de la Télévision nationale pour faire témoigner le peuple de ces abus de la vice-présidente. Il appelle le peuple à se soulever contre cette assemblée qui manigance ouvertement. Ses cris demeurent inaudibles. Une heure après, les résultats tombent. La loi est votée par 141 voix, soit dix de plus que nécessaire. Samira Chaouachi sourit du coin des lèvres au moment de la prononciation des résultats. Les islamistes crient victoire et se pressent de prendre des selfies qu'ils partagent immédiatement sur les réseaux sociaux. Ils pensent avoir battu Kaïs Saïed et l'avoir poussé, maintenant, dans ses derniers retranchements. Mercredi 5 mai, lendemain de défaite pour tous ceux qui s'élèvent contre ce passage en force, on réfléchit à l'étape suivante. La présidence est encore muette. Yassine Ayari qui n'a pas voté la loi, puisqu'il refuse de voter en vrac une loi contre laquelle il a des réserves dans certains articles, propose de saisir l'Instance provisoire chargée du contrôle de la constitutionnalité des projets de loi. Laquelle est présidée par un magistrat actuellement traîné en justice pour malversations et contre qui le président de la République a des réserves. Si cette instance renvoie la loi devant le Parlement, les députés devront obligatoirement passer au vote, article par article, après avoir procédé aux réformes nécessaires. Dans le cas contraire, la balle sera dans le camp du président de la République. Soit il s'entête à ne pas la promulguer et, là, il risque la destitution pour infraction grave à la constitution. Ce serait l'enlisement et c'est peut-être ce que cherche Kaïs Saïed car sa popularité est au zénith en ce moment, contrairement à ses adversaires. Si on va à de nouvelles élections, il les remporterait le doigt dans le nez. C'est ce qu'il croit du moins et c'est ce que laissent entendre les derniers sondages. Soit il reconnait la défaite, abdique et promulgue la loi. Dans ce cas, il a la garantie que la cour constitutionnelle comptera dans ses rangs, au moins, un islamiste pur et dur, expert en la chariâa et qui n'a rien à voir avec la magistrature.