« Ainsi commence le fascisme. Il ne dit jamais son nom, il rampe, il flotte, quand il montre le bout de son nez, on dit : C'est lui ? Vous croyez ? Il ne faut rien exagérer ! Et puis un jour on le prend dans la gueule et il est trop tard pour l'expulser ». La phrase de l'inégalable journaliste française défunte Françoise Giroud est plus que jamais d'actualité en Tunisie ces jours-ci. Les Tunisiens ne savent plus vraiment quoi penser de la situation qui prévaut dans le pays, après les décisions du président de la République le 25 juillet, mettant en place un état d'exception. Décisions qui devaient durer trente jours et qui ont été reconduites pour une durée indéterminée le 23 août. Ce 25 juillet 2021, le président de la République a décidé de geler les travaux du parlement, de limoger le chef du gouvernement et de faire lever l'immunité des parlementaires. Objectif déclaré, en prenant la tête de l'exécutif, mettre fin à l'impunité d'un certain nombre de députés qui se prévalaient jusque là de leur immunité pour échapper à la justice. Il s'agit également de faire arrêter tous ces corrompus soutenus par le pouvoir en place et, plus généralement, tous ceux qui appauvrissaient le peuple. Trente jours après ces décisions, fortement applaudies par les Tunisiens et soutenues par plus de 90% d'entre eux, Kaïs Saïed décide de reconduire l'état d'exception jusqu'à nouvel ordre promettant une déclaration explicative aux Tunisiens. Une incertitude qui fait entrer la Tunisie dans une zone de turbulences, puisque comme le dictent les lois de la nature, il vaut mieux de mauvaises décisions que pas de décisions du tout. A ce jour, les paysages politique et économique sont aux arrêts. Si certains Tunisiens sont sceptiques, et d'autres dans l'expectative, les aficionados du président, et ils sont très nombreux, affirment haut et fort qu'ils accordent une confiance aveugle à Kaïs Saïed qui va sauver le pays du gouffre dans lequel il est. CQFD.
En attendant la concrétisation de ces promesses, on a observé durant ces trente jours une série de décisions qui inquiètent fortement, car elles ne renvoient pas du tout l'image d'un Etat de droit. Elles préparent le terrain à une véritable dictature qui, pour le moment, ne dit pas son nom. Les fans du président ont beau dénoncer ce scepticisme et chanter à la gloire du président de la République, les faits sont têtus. L'Histoire aussi. Ainsi de ces limogeages à répétition de hauts commis de l'Etat pour des motifs que la présidence de la République ne prend jamais la peine d'expliquer. Pourquoi a-t-il limogé le gouverneur de Sfax, de Ben Arous ? On ne sait pas ! Pourquoi a-t-il limogé le ministre des Finances, le ministre des Technologies ou la ministre de la Justice ? On ne le sait pas, non plus. Tout le monde croit savoir et a des éléments de réponse, qu'il prend pour des vérités, mais personne ne détient les véritables motifs de ces limogeages humiliants. Par ce déficit de communication, le président de la République cause deux dégâts aux conséquences néfastes. En livrant à la vindicte populaire ces personnes limogées, le président de la République met dans la boue leur réputation et leur honneur. Quand bien même elles auraient fait des erreurs, ce qui reste à prouver, ces gens ont beaucoup donné au pays et ne méritent pas cette humiliation publique. Le deuxième dégât est que le président donne un mauvais signal à tous les fonctionnaires qui, du coup, ne vont plus entreprendre quoi que ce soit de crainte de se tromper et d'être, à leur tour, limogés. Cela handicape fortement toute la machine administrative de l'Etat, déjà handicapée de nature. Idem concernant le limogeage du secrétaire général de l'Instance nationale de la lutte contre la corruption (Inlucc). Personne n'en connait la raison. Ce limogeage était juste abusif d'autant plus qu'il s'est accompagné de la fermeture des locaux de l'Inlucc et de la saisie des documents qui s'y trouvaient. Ici aussi, le président lance deux mauvais signaux fort inquiétants. Le premier est que l'appareil de l'Etat censé lutter contre la corruption est lui-même corrompu. Le second est que les Tunisiens ayant déposé leurs déclarations de biens auprès de cet organisme, ne sont plus assurés du respect de la confidentialité de leurs documents. Aujourd'hui, leurs données personnelles et le récapitulatif de leurs biens déclarés sont détenus par les services du ministère de l'Intérieur et de la présidence de la République. Idem pour les déclarations et les dépositions des lanceurs d'alerte. Il s'agit là d'une violation flagrante des lois en vigueur en Tunisie en matière de protection des données personnelles.
L'autre décision arbitraire et inquiétante du président de la République est ces assignations à résidence frappant un certain nombre de personnalités politiques. Peu importe que ces personnes doivent sortir travailler ou emmener leurs enfants à l'école, dès la semaine prochaine, elles doivent subir une décision administrative du chargé du ministère de l'Intérieur, sans savoir pourquoi. Pire, elles sont humiliées devant leurs proches et voisins, comme l'a affirmé hier l'avocat Chawki Tabib, ancien bâtonnier et ancien président de l'Inlucc. Plusieurs agents des forces de l'ordre à bord de véhicules et motos ont encerclé son domicile, le bas de son immeuble et la cage d'escaliers, en attendant son retour. Tout cela pour lui demander de passer au poste de police pour signer un PV l'informant de son assignation à résidence. « Pourquoi tout ce spectacle devant les voisins ? Pourquoi cette humiliation ? Ils auraient pu m'appeler au téléphone, je serai passé ! Pourquoi toquent-ils à ma porte après minuit pour me faire signer un PV ? ». Ce genre de spectacle désolant reflète ce que l'on observe généralement en dictature. Sûr du fait qu'il n'a jamais commis d'acte illégal, Chawki Tabib s'emporte également contre un représentant du ministère de la Justice qui a donné une déclaration à l'agence de presse TAP attestant des poursuites judiciaires qui le frappent. Il s'agit là de ternir la réputation d'une personne qui, théoriquement, reste innocente jusqu'à son procès. Chawki Tabib n'est pas le seul à subir les affres de ces décisions arbitraires d'assignation à résidence injustifiées à leurs yeux et aux yeux des observateurs politiques. Quatre des proches de l'ancien chef du gouvernement de Youssef Chahed sont dans le même cas. Lotfi Ben Sassi, ancien conseiller économique, Mofdi Mseddi ancien chargé de la communication, Belhassen Ben Amor, ancien conseiller à la Justice et Riadh Mouakher, ancien secrétaire général du gouvernement. Non seulement ils n'ont aucune idée des raisons derrière cette décision, mais ils affirment haut et fort qu'ils n'ont jamais rien fait d'illégal.
Dernière mesure arbitraire prise par le président de la République, les interdictions de voyage. Elles frappent pêle-mêle, des personnalités politiques, des chefs d'entreprise, des magistrats, etc. Personne ne sait pourquoi il est interdit de voyage, alors qu'il n'a aucune affaire pendante devant la justice. Certains députés sont interdits de quitter le territoire, alors que d'autres ne le sont pas. Idem pour les chefs d'entreprise, qu'ils soient patrons de PME ou de grands groupes, la police des frontières met tout le monde dans le même sac et interroge systématiquement la hiérarchie (mais on ne sait pas trop qui) avant de permettre ou non au voyageur de quitter le pays.
Kaïs Saïed balaie d'un revers toutes ces critiques et demande la patience, sous prétexte de l'état d'exception. Il serait en pleine guerre contre la corruption, comme il dit, et il est impératif que chacun donne du sien le temps que cette période passe. Maintenant que les trente jours qu'il a lui-même fixés sont passés, qu'en est-il de toutes ces mesures ? Elles sont reconduites jusqu'à nouvel ordre, répond-on du côté des autorités. C'est-à-dire que l'on va continuer à limoger les hauts cadres de l'Etat, sans dire pourquoi, que l'on va poursuivre les interdictions de voyage arbitraires et à la tête du client et que l'on va astreindre certaines personnes à rester chez elles, sans pouvoir subvenir à leurs besoins. Toutes ces mesures ont un point commun : elles violent un principe sacré de la justice, celui de la présomption d'innocence. Le président de la République, ancien professeur de droit constitutionnel qu'il est, est en train de violer ce principe sacré et de le reconduire pour une durée indéterminée. Il est en train de jeter en pâture des personnes qui, si ça se trouve, sont innocentes des faits qu'il leur reproche et qui, pour le moment, il n'y a que lui qui sait ce qu'il leur reproche. Ce comportement, aussi applaudi soit-il par le « peuple », est commun à tous les dictateurs et c'est ce qui fait peur. Personne n'a envie d'un retour de la dictature en Tunisie. Les aficionados du président de la République ont beau l'applaudir et injurier tous ceux qui mettent en garde contre le comportement de Kaïs Saïed, ses dérives et ses limites, cela ne change en rien à la situation. Des gens sont aujourd'hui humiliés, limogés, assignés à résidence et interdits de voyage d'une manière arbitraire et subissent des injustices, alors qu'ils estiment avoir beaucoup donné au pays. Ces aficionados du président ne se rendent pas compte de la gravité de ce qui arrive à ces gens-là. Les fans du président se réveilleront certainement lorsqu'ils seront, à leur tour, frappés par l'une de ces mesures. Ce jour là, la dictature sera très bien installée et il sera trop tard pour l'expulser comme a prévenu feue Giroud.