Le parent pauvre de la politique de cette dernière décennie, à savoir l'économie, ne va pas changer de statut après le 25 juillet. Le président de la République avoue lui-même ne pas y comprendre grand-chose, et il semble que son staff rapproché ne soit pas plus calé que lui sur ce sujet. Pourtant, l'éventualité d'un crash économique est bien présente. Le chef de l'Etat parle souvent d'épidémies sanitaires et politiques, dans une pirouette linguistique dont il semble fier, mais il ne se rend pas compte que l'épidémie économique est la seule susceptible de tout emporter sur son passage. Avec plus ou moins de bon sens, les analyses et les lectures fusent à propos d'un alignement géostratégique de la Tunisie sur l'axe émirati par exemple. Les fans des islamistes et d'Al Karama voient la main de la France un peu partout. Le président lui-même a évoqué, à demi-mot, de possibles ingérences. Il n'avait pas l'air d'apprécier, non plus, que ses opposants politiques cherchent de l'aide auprès des partenaires internationaux de la Tunisie. Mais tout cela est de la petite politique politicienne en comparaison avec les réels dangers qui pèsent sur le pays et sur le peuple. Un avis négatif ou une nouvelle dégradation de la note souveraine par Fitch ou Moody's valent bien plus que les avis positifs ou négatifs des « pays frères et amis », selon la formule dévolue. Les marchés internationaux, les agences de notation et les investisseurs n'ont cure des envolées lyriques du président Kaïs Saïed ou des états d'âme du président d'une assemblée gelée en la personne de Rached Ghannouchi. Ils ne sont pas non plus regardants sur la situation des droits de l'Homme ou sur le respect des libertés individuelles. Tout ce qui les intéresse, c'est d'avoir une vision et de la stabilité. Ce n'est pas certainement pas assez romantique mais c'est très pragmatique. Pour l'instant, l'économie mondiale, et donc nationale, fonctionne de cette manière là. Tant que les rêves de Ridha Lénine sur la création d'une nouvelle devise ou les utopies du président sur la distribution de richesses ne seront pas réalisés, il faudra des investisseurs qui font du business et qui savent où trouver de l'argent. Le président de la République aura beau fantasmer sur les milliers de milliards qui seraient cachés à l'étranger et qui permettraient aux Tunisiens de vivre comme des nababs, la réalité est bien plus froide que cela. La réalité est que, sur le plan économique, la dégringolade continue et empire. Pendant une décennie, la Tunisie a été caractérisée par l'un des maux qui effraient le plus les investisseurs et qui les pousse à partir : l'instabilité. Plusieurs gouvernements, une dizaines de ministres des Finances et aucun cap économique fixé. Même le denier plan de développement quinquennal est fini en 2020. Comme pour compléter le tableau, la Tunisie s'est dotée de la seule chose qui effraye les investisseurs plus encore que l'instabilité : l'inconnu. Depuis le 23 août et l'annonce du prolongement de l'application des mesures exceptionnelles, nous sommes plongés dans l'inconnu le plus total. En termes économiques, cela empêche tout investissement. Avec toute « l'amitié » du monde, aucun investisseur ne se risquerait à venir s'installer dans un pays où l'on ne sait pas de quoi sera fait le mois prochain. Pire encore, en plus de son ignorance de la chose économique, le président de la République multiplie les messages inquiétants. Cela avait commencé par le fait de suggérer que l'ancien ministre des Finances, Ali Kooli, est un voleur pour se poursuivre avec des visites inopinées et des saisies opérées de manière totalement illégale. L'ancien ministre et homme d'économie, Hakim Ben Hammouda, avait alerté, depuis des mois, sur la possibilité d'un scénario libanais en Tunisie. Il a même documenté tout cela dans une série d'excellents articles parus dans le journal arabophone Al Maghreb. Ces appels ont été totalement ignorés et continuent de l'être, alors que l'éventualité est plus que jamais proche. Les partenaires internationaux de la Tunisie n'ont cesse d'essayer d'alerter sur ce danger imminent. Pourtant, personne au pouvoir ne semble conscient de l'urgence ni du danger. On ne peut pas se concentrer à refaire la décoration d'une maison alors qu'il y a une fuite dans le conduit de gaz. C'est pourtant ce qui est en train d'être fait en Tunisie. Le président de la République ne semble pas conscient que le plus grand danger qui guette la Tunisie se trouve dans l'économie. Il n'est pas conscient de l'urgence et de la nécessité de rassurer les marchés et les investisseurs. Cela passerait, par exemple, par la nomination tant attendue d'un chef du gouvernement qui saurait gérer les dossiers économiques et qui saurait parler la langue des investisseurs. Cela serait un signal positif. Le président pourrait également cesser de considérer les hommes d'affaires comme des voleurs et arrêter de participer à l'instauration d'un climat d'inquisition, ou chaque personne riche ou qui a réussi serait forcément corrompue et malhonnête. Quand on prend la décision unilatérale d'interdire des hommes d'affaires et des industriels de voyager, comment espère-t-on ramener des marchés et de la devise étrangère en Tunisie ? Le président ne cesse de vanter le potentiel tunisien, mais ce même potentiel ne peut s'épanouir qu'en lui apportant les moyens nécessaires, c'est-à-dire de l'argent ou du savoir-faire qui vent de l'étranger. Comment cela est-il possible si on empêche les messagers de franchir les frontières ? Le chef de l'Etat doit également réaliser que l'économie ne se gère pas par les ordres ou par la fixation des taux de profit maximum. Il est fort à parier que les récentes « recommandations » du ministère du Commerce ne seront pas respectées car le marché a une autre dynamique. Certaines entreprises auront les reins assez solides pour se permettre de vendre à perte, mais ce sacrifice ne durera pas au-delà de deux ou trois mois. Ensuite les prix de l'escalope, du poulet ou des pommes de terre repartiront à la hausse. La plupart des entreprises refuseront, tout à fait logiquement, de travailler à perte et cesseront de fournir des produits parfois très importants. L'Etat n'a pas à intervenir de cette manière dans une chaine de valeur qu'il ne connait et à laquelle il n'apporte rien. Et puis, ces petites manœuvres n'ont aucune importance devant les réels défis de la Tunisie, comme celui de trouver près de 20 milliards de dinars pour boucler le budget 2021. Il n'existe aucun doute sur la sincérité et la bonne volonté du président de la République Kaïs Saïed. Toutefois, l'absence de plan et de feuille de route impacte bien plus lourdement que l'on n'imagine la situation en Tunisie. Il est certain que l'on n'ordonne pas à l'économie d'aller mieux et que l'on n'ordonne pas aux richesses de mieux se distribuer. La chose est plus subtile et nécessite un savoir-faire. Un savoir-faire dont le président et son équipe sont totalement dépourvus.