Sfax a tout d'une grande. Et pourtant, elle ne l'est pas. Capitale du Sud, deuxième plus grande ville du pays. Pôle économique, la ville a tout pour elle, du moins sur le papier. A y vivre, l'on se rend rapidement compte de la profondeur du fossé qui sépare la brochure de l'image réelle. Une infrastructure désuète, des travaux qui s'éternisent, des routes non aménagées pour accueillir le trafic très dense, une vie culturelle des plus désertiques et une catastrophe environnementale à l'horizon. Mais cette ville a longtemps représenté un véritable challenge pour les politiques qui se sont succédé au pouvoir ces dernières années. Ville aux nombreux paradoxes, au mode de vie insulaire et à la complexité évidente, la capitale du Sud intrigue et pose de nombreuses interrogations. Si tout se fait à Tunis, Sfax a aussi son mot à dire et elle l'exprime généralement de manière plutôt tumultueuse, ses habitants étant connus pour ne pas avoir leur langue dans leur poche.
Le chef de l'Etat Kaïs Saïed avait exprimé sa colère, la semaine dernière, en voyant l'ampleur de la catastrophe sanitaire qui se profile dans la ville. Ou qui s'est déjà installée, tout dépend si l'on a envie de voir le verre à moitié vide, à moitié plein, ou jeté par terre rempli d'ordures. Quatre jours après, rien n'a changé et les ordures continuent de s'amonceler dans les rues et sur les trottoirs offrant un spectacle des plus désolants. Mais ne soyons pas trop optimistes, ce spectacle a mis des semaines à se construire, ce n'est pas en quelques jours qu'il aura disparu. Sfax ne s'est pas faite en un jour.
En effet, la ville à la riche histoire, au long passé politique et syndical est celle par laquelle tout passe. Décisive d'un point de vue électoral, elle est aussi dotée d'une assise syndicale des plus riches. C'est notamment à Sfax que l'UGTT réussit le plus à mobiliser les foules. Ce sera aussi à Sfax, le 28 octobre, que la grande centrale syndicale tiendra sa première grève générale dans le secteur du privé. Première d'une longue liste. Si les slogans brandis dans le préavis de grève sont passe-partout et pourraient dire tout et n'importe quoi, ils cachent en réalité un bras de fer avec le chef de l'Etat, auquel la puissante centrale syndicale refuse clairement de « donner un chèque en blanc ».
Certains préfèrent parler d'un complot ourdi contre la ville datant de l'époque Bourguiba et perpétué par Ben Ali et le pouvoir tunisois et sahélien qui a suivi. Si cette idée trouve un soupçon d'écho dans l'histoire même du pays et la perpétuelle lutte des clans régionalistes, il serait cependant simpliste de la rendre seule responsable du retard de développement de la ville. La vérité est que cette ville donne du fil à retordre depuis des années aux différents dirigeants. Des batteries de mesures sont annoncées par chaque nouveau gouvernement qui consacre un conseil ministériel spécialement dédié à la ville. Effet d'annonce garanti mais promesses pas toujours tenues. Youssef Chahed, ancien locataire de la Kasbah et candidat malheureux à la présidence, avait eu beaucoup de mal avec le dossier de la Siape, longtemps source de suffocation pour la ville. Il aura fallu deux ans entre le moment où il a annoncé un arrêt « immédiat » et le démantèlement effectif de cette unité polluante. Hichem Mechichi avait, lui, annoncé, le démarrage des travaux de réalisation du métro de Sfax et la fermeture progressive de la décharge de Agareb. Rien n'a réellement bougé pour le premier, dont l'appel d'offres été prévu pour cette année, et il aura fallu la pression de la société civile et des citoyens pour que la décharge de Agareb ferme enfin…sans aucune solution de rechange. Ce qui explique la crise environnementale vécue par la ville ces dernières semaines. Un véritable cercle vicieux. D'autres projets, très attendus, sont également suspendus, dont le très attendu Taparura, pour ne citer que celui-là.
Forte d'une jeunesse impliquée mais aussi d'une société civile active, Sfax a du potentiel et des moyens, mais aucune stratégie politique à la hauteur de ses ambitions. Elle mise aujourd'hui beaucoup sur son pouvoir syndical qui a prouvé qu'il était capable d'apporter un réel changement. Mais, le prix à payer peut parfois être beaucoup trop lourd à porter…