Cette fois, Kaïs Saïed a vraiment été un précurseur. Quand le président de la République a parlé de la théorie du bonheur national brut, il savait très bien ce qu'il faisait. Il savait déjà que ce n'est certainement pas du classique PIB ou du pouvoir d'achat que le moindre bonheur viendrait. Cela s'est confirmé par le décret de Loi de finances que vient de pondre le gouvernement de Najla Bouden, sous la haute supervision de son altesse, Kaïs Saïed. Le décret des finances est une série d'écritures comptables dénué de toute inspiration, de tout projet et de toute vision. L'objectif était de présenter une feuille à peu près correcte où les colonnes seraient équilibrées et jolies à regarder. Les effets sur l'économie et la possibilité d'appliquer les mesures décidées n'ont pas été prises en compte. Deux chiffres montrent clairement cela : L'Etat tunisien, dans une année qui sera probablement marquée par au moins une autre vague de Covid, dans une économie qui peine à se remettre de l'hécatombe de 2021, une année devenue électorale depuis le 13 décembre dernier, se propose, sans sourciller, de réaliser 2,6% de croissance. Le deuxième chiffre est celui de l'endettement extérieur prévu. Avec toute la confiance du monde, avec la notation désastreuse de « Ommek Sanafa », un pays qui n'arrive pas à assurer ses livraisons de blé, un Etat qui ne paye même pas ses fournisseurs et qui prend du retard pour payer ses propres fonctionnaires, estime pouvoir emprunter la bagatelle de 12 milliards de dinars sur le marché extérieur et 7 milliards de dinars sur le marché intérieur.
Il faudra plus que la théorie du bonheur ou celle de l'innovation de l'esprit humain de Kaïs Saïed pour réaliser de tels chiffres. Ils ne viendront certainement pas de « sociétés citoyennes » ou de la récupération de biens mal acquis. Pour avoir ces ressources, nous pouvons seulement espérer que le Fonds monétaire international voudra bien nous aider. Mais là aussi le bât blesse. Le FMI, en tant que bailleur de fonds, n'en a rien à faire des envolées lyriques du chef de l'Etat. Le FMI ne se dit pas : « Il est intègre et c'est toujours mieux que les islamistes au pouvoir ». Le FMI posera une seule question : que va faire la Tunisie de la somme qui lui prêtera le fonds ? Là encore, deux chiffres peuvent répondre : la masse salariale va augmenter de 6% dans un pays qui souffre de ce ratio et le coût de la compensation va augmenter de 20%. Ceci suffit à montrer que ce gouvernement post 25-juillet est en fait une copie du précédent, et de celui d'avant. Le chef de l'Etat, détenteur suprême de tous les pouvoirs, est démuni et n'a rien à proposer outre les vieilles recettes pourries de ses prédécesseurs et de ses chefs de gouvernement. On retrouve même, dans cette Loi de finances, des mesures proposées par le gouvernement de Hichem Mechichi, censé faire partie du « danger imminent » qui a justifié la prise de pouvoir par Kaïs Saïed.
Un vieux dicton arabe dit : « On ne peut donner ce dont on est dépourvu ». Kaïs Saïed n'a aucune vision, n'y connait absolument rien en économie et n'a pas lu Keynes, Friedmann et encore moins Piketty ou Stieglitz. L'actuel président de la République n'a rien à offrir au peuple pour améliorer sa situation, son pouvoir d'achat et son quotidien. En recevant la cheffe du gouvernement le 28 décembre, Kaïs Saïed a tenté de reprendre ses billes en disant qu'il avait signé le décret sans conviction, et qu'il avait des réserves sur certains aspects concernant la justice fiscale et l'évasion. Une preuve supplémentaire de son incapacité, fournie à ceux qui le soutiennent encore. Le chef de l'Etat découvre l'Etat et apprend, à ses dépens, que la parlotte ne sert à rien. D'ailleurs, c'est un apprentissage qui va prendre du temps. Lors de la même rencontre, Kaïs Saïed a vite ignoré les finances pour se mettre, encore une fois, à insulter et vilipender ses opposants en s'en prenant aux grévistes de la faim. Un flot de paroles qui ne portent aucun sens et qui ne construisent rien. Comme d'habitude en somme.
Le pouvoir tunisien vient d'échouer dans son premier examen réel. Ce pouvoir piloté par le président de la République, Kaïs Saïed a montré son incapacité et son incompétence dans l'élaboration d'une Loi de finances. Ce pouvoir a pondu un texte sans âme et sans projet qui va fragiliser encore plus l'économie tunisienne et qui va durcir encore le quotidien des plus faibles. En disant que ce décret des finances sera fait avec le souci de préserver les couches les plus faibles de la société et en protégeant les petits revenus, ce pouvoir a menti. En prétendant que les fuites à propos de ce projet étaient fausses, ce pouvoir a menti. En prétendant apporter un sang neuf au pouvoir et une nouvelle approche de fonctionnement, ce pouvoir a menti. Nous pourrions détailler les mesures fiscales ridicules imposées par le pouvoir en place. Il serait également aisé de montrer comment ce décret permettra aux corrompus et aux voleurs de devenir des citoyens modèles grâce à des dispositions méprisantes pour tous ceux qui ont payé régulièrement leurs impôts. Mais outre démontrer que ce pouvoir est une parenthèse dramatique dans l'histoire de la Tunisie, ce débat ne servirait pas à grand-chose puisqu'aucune juridiction ne peut admettre de recours contre ce décret. Ce qui est sûr, c'est que le pouvoir actuel a raté le coche. Le président, de son côté, a fait preuve d'un courage politique inouï et d'une solidarité sans faille avec sa cheffe du gouvernement : il a dit qu'il n'était pas convaincu et que c'est la faute aux autres. Pour l'originalité, il faudra repasser…