Une fois, deux fois, dix fois. On ne compte plus le nombre d'occasions durant lesquelles le président de la République Kaïs Saïed a promis et juré de respecter la constitution à la lettre. La plus solennelle est incontestablement celle du mercredi 23 octobre 2019, la main sur le coran, devant les 217 députés de l'assemblée, lors de la cérémonie de sa prestation de serment. Conformément à l'article 76 de la Constitution, il a déclaré ce jour-là : « Je jure par Dieu Tout-Puissant de sauvegarder l'indépendance de la Tunisie et l'intégrité de son territoire, de respecter sa Constitution et ses lois, de veiller à ses intérêts et de lui être loyal ».
Dimanche 25 juillet, le président prend tous les pouvoirs, gèle l'assemblée et limoge le chef du gouvernement dans une interprétation fallacieuse de l'article 80 de la Constitution. Cet article mentionne ce qui suit : « En cas de péril imminent menaçant l'intégrité nationale, la sécurité ou l'indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le Président de la République peut prendre les mesures qu'impose l'état d'exception, après consultation du Chef du Gouvernement, du Président de l'Assemblée des représentants du peuple et après en avoir informé le Président de la Cour constitutionnelle. Il annonce ces mesures dans un message au peuple. Ces mesures doivent avoir pour objectif de garantir, dans les plus brefs délais, le retour au fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Durant cette période, l'Assemblée des représentants du peuple est considérée en état de session permanente. » Le président viole allègrement cet article 80, puisqu'il n'a pas consulté le président de l'assemblée, il n'a pas informé le président de la cour constitutionnelle (qui n'existe pas) et a gelé l'assemblée, alors que celle-ci devait être considérée en état de session permanente. Paradoxalement, et en dépit de ce viol manifeste, le président a continué à affirmer haut et fort qu'il respectait la Constitution à la lettre et que ce sont les interprétations de ses contradicteurs qui sont fallacieuses. Mercredi 22 septembre, nouveau viol de la constitution avec la publication du décret 117 qui instaure des mesures exceptionnelles liées aux pouvoirs législatif et exécutif et suspend l'ensemble des articles de la Constitution qui contredisent ces mesures exceptionnelles. En clair, et c'est une première dans le monde, le président pond un décret supérieur à la Constitution ! La constitution est rapetissée, diminuée, déchiquetée, mais elle continue quand même à survivre. D'après ses propres propos, le 30 novembre dernier devant le conseil supérieur des armées, le président lui-même continuerait à respecter cette constitution, puisqu'il réitérait, ce jour-là devant les militaires, son respect pour elle. On savait que c'était un mensonge, tout le monde savait que c'était un mensonge, mais on respectait les formes.
Dix jours après, Kaïs Saïed décide d'en finir avec le mensonge et avec cette constitution en entamant un virage de 180°. Jeudi 9 décembre, devant un panel de constitutionnalistes, le président déclare que la Constitution de 2014 n'est plus valable ! Ni plus, ni moins ! Lui qui a toujours dit que la volonté finale doit revenir au peuple, il renie ainsi dans une simple déclaration, une Constitution votée par les représentants du peuple en 2014 après plus de deux ans de débats houleux, de trois assassinats politiques et de plusieurs attentats terroristes. Non seulement Kaïs Saïed a toujours juré de respecter cette constitution, mais il a accepté lui-même de se présenter à la présidentielle, conformément à cette même constitution ! Avant cette élection, en 2019, Kaïs Saïed était sur tous les plateaux télévisés pour expliquer cette Constitution, ses articles et sa philosophie. S'il faut trouver un moyen pour diviser les Tunisiens, il n'y en a pas meilleur que celui-ci, celui de renier la Constitution. Après les invectives dirigées contre ses opposants et contradicteurs, presque à chacune de ses déclarations, Kaïs Saïed passe ce jeudi 9 décembre à un palier supérieur.
Il se trouve, cependant, que le président n'est plus à une contradiction près. Le même jour, tard le soir, il réunit le conseil de sécurité pour souligner à ses membres l'importance de l'union et de la cohabitation malgré les différences. « Nous ne pourrons aller de l'avant que lorsqu'on arrivera à accepter l'autre et à adopter la concurrence loyale. Les calculs politiques étroits ne peuvent s'inscrire dans la durée. Seul celui qui travaille et applique un programme en faveur de la Tunisie persistera », a affirmé Kaïs Saïed. « La différence au niveau des visions et des avis ne signifie pas l'incapacité de cohabiter. L'Etat est prêt à réunir tout le monde et la loi est au-dessus de tous. Les Tunisiens doivent être unis et il faut mettre un terme à ces conflits et ces affaires qui surgissent de temps à autre ». Le même jour, donc, le président dit que la Constitution n'est plus valable, mais que la loi est au-dessus de tous. La même semaine, qu'il a entamée par une salve d'invectives salissantes à l'endroit de Fadhel Abdelkefi, président d'Afek Tounes, qu'il a qualifié de voleur et d'escroc tout en regrettant que la justice l'ait innocenté, Kaïs Saïed appelle à l'unité et la cohabitation. Schizophrénie ? Mauvaise foi ? Bêtise ? Peur d'un embrasement général après l'incendie provoqué au siège d'Ennahdha par un militant islamiste qui s'est immolé par le feu ? On ne saurait quoi répondre face à cette politique instable d'un président qui dit tout et son contraire, qui fait tout et son contraire, qui dit ce qu'il ne fait pas et qui fait ce qu'il ne dit pas.
Depuis le 25 juillet, la Tunisie vit au gré du vent présidentiel. Il parle de démocratie, mais rien de ce qu'il fait n'est conforme aux principes démocratiques. On l'a constaté encore une fois cette semaine avec cette conférence de presse sans journalistes. Il parle de travail et de programme en faveur de la Tunisie, alors que la Loi de finances 2022 n'est toujours pas publiée et que l'on ne sait pas encore dans quelle direction nous allons à vingt jours de la nouvelle année. Il parle d'indépendance de la justice, alors qu'il ne cesse de s'immiscer dans le travail judiciaire par ses convocations répétées des magistrats chargés des instances judiciaires. Il parle de justice, alors que l'on ne cesse de constater les violations des droits et des libertés depuis le 25 juillet. Kaïs Saïed est comme cette pirouette qui change au gré du vent avec la bénédiction de l'armée qui continue à bloquer l'accès à l'assemblée des élus du peuple. Hier, jeudi 9 décembre, le président franchit un nouveau cap dans ses violations de la démocratie et de l'Etat de droit. Hier, il n'y a pas eu un seul incendie dans le pays, il y en a eu deux.