Voilà un exemple-type de la mauvaise gestion des deniers de l'Etat. Un véritable scandale qui, sous d'autres cieux, aurait poussé à la démission d'une flopée de hauts fonctionnaires, voire de membres du gouvernement. Les faits. Le Centre national pédagogique (CNP) a publié, comme de coutume, un appel d'offres national pour l'impression des manuels scolaires pour l'année scolaire 2022-2023. Le montant estimé par le CNP est de 28,3 millions de dinars, se basant sur le marché de l'année écoulée. Après consultation des offres reçues par les imprimeurs, le CNP a constaté une hausse vertigineuse des prix qui auraient atteint, d'après un communiqué du ministère de l'Education, autorité de tutelle, les 63 millions de dinars.
Pourquoi cette envolée des prix ? La réponse est toute simple, le cours du papier à l'international et les frais de transport qui ont augmenté terriblement après la crise du covid. Le CNP n'ayant pas le budget nécessaire et refusant de faire supporter le surcoût par le consommateur final, a saisi son ministère de tutelle qui a fait saisir, à son tour, la présidence du gouvernement. Un conseil des ministres a eu lieu, sous la présidence de sa cheffe Najla Bouden, et a trouvé la solution : recourir à un appel d'offres international. De quoi susciter la colère des imprimeurs tunisiens qui ont organisé, hier, une conférence de presse pour alerter l'opinion publique et relever la discrimination de l'Etat. D'après eux, les imprimeurs étrangers vont bénéficier d'une exonération de la TVA à laquelle ils n'ont pas droit. Pour se défendre, le ministère de l'Education a expliqué que l'envolée des prix n'est pas justifiée, puisqu'il n'y a pas eu d'augmentation du prix du papier à l'international. Il serait de 2200 dinars la tonne, la différence étant supportée par la caisse de compensation. Or ceci est faux et le ministère de l'Education induit en erreur le public et la présidence du gouvernement. Il remet en doute l'intégrité des imprimeurs qui, en tout état de cause, n'auraient pas pu constituer un cartel pour se mettre d'accord sur les offres qu'ils ont remises au CNP.
Face aux données présentées, le conseil des ministres a donc choisi la solution de l'importation, plutôt que de résoudre le problème avec les imprimeurs tunisiens en cherchant pourquoi leurs prix ont augmenté d'un coup. En clair, le gouvernement préfère payer en devises un produit fabriqué localement, juste pour gagner la différence de prix entre les imprimeurs tunisiens et étrangers. Ce même gouvernement qui n'a pas de quoi boucler son budget 2022 et qui n'a toujours pas dit comment il va payer ses créances, le 1er avril, au cas où le FMI refuse de lui octroyer un crédit. Cette décision de recourir à un appel d'offres international reflète l'état d'esprit des hauts fonctionnaires de l'Etat et des membres du gouvernement. Comme l'a relevé Zyed Krichen dans sa chronique quotidienne sur Mosaïque FM, on ne mesure pas les conséquences d'une telle décision sur l'industrie locale, l'emploi et les recettes fiscales générées. D'après leur chambre syndicale, les imprimeurs emploient 4200 personnes en direct et indirect. Le marché de l'impression des livres scolaires est incontestablement, le plus gros marché qu'ils ont durant l'année. En les privant de ce marché, l'Etat menace ces emplois, du moins une partie d'entre eux. Il se prive lui-même de la valeur ajoutée et des revenus fiscaux générés par ces emplois, tout en creusant le déficit de la balance commerciale de la Tunisie. Et, bien entendu, il utilise les précieuses devises à des fins évitables. Il ne s'agit pas d'encourager le protectionnisme et de critiquer le libre marché. Il n'y a rien de mieux qu'une saine concurrence pour développer l'économie d'un pays.
Or, dans le cas actuel, la concurrence n'est pas saine, puisque l'Etat applique une TVA de 19% dont il exonère les imprimeurs étrangers. Récusant toute accusation de défavoriser l'industrie tunisienne, le ministère de l'Education a affirmé qu'il préférerait quand même les offres tunisiennes, même quand elles sont supérieures à hauteur de 10% des offres étrangères. Or, les imprimeurs tunisiens sont défavorisés, dès le début avec ce différentiel de la TVA et ne peuvent pas faire concurrence à des imprimeurs puissants, comme les Chinois ou les Indiens qui fabriquent eux-mêmes le papier. L'Etat s'arrête uniquement sur l'aspect mercantile en comparant les offres du fournisseur tunisien à celui étranger. Or il y a des pertes difficilement chiffrables que l'Etat ne prend pas en considération et c'est ce point que reproche M. Krichen à nos gouvernants. Dilapidation de devises, pertes d'emploi, manque à gagner fiscal, sont autant d'éléments que le gouvernement Bouden aurait dû prendre en considération avant de lancer son appel d'offres international.
Il aurait été plus facile et plus judicieux d'appeler les représentants de la chambre pour qu'ils s'expliquent sur l'envolée de leurs prix, plutôt que de les mettre devant le fait accompli avec des concurrents internationaux avantagés par une exonération fiscale et, probablement, par des coups de pouce à l'exportation de leurs Etats d'origine. Comble du ridicule, le ministère de l'Education n'hésite pas, dans le même communiqué, à dire que les imprimeurs tunisiens ont proposé à l'Etat de recourir à un appel d'offres international. Ce qu'ils contestent vigoureusement.