On en sait peu sur nos dirigeants. S'ils prennent leur café du matin noir, au lait ou avec trois sucres, s'ils sont plutôt Kafteji ou S'han Tounsi, s'ils regardent la vingtième rediffusion de Choufli Hall ou les documentaires de la deuxième guerre mondiale, en quoi ils croient, comment ils voient le monde, comment ils nous voient nous. Surtout lorsqu'ils font exprès de cultiver le mystère autour de leur personne et laissent les autres parler à leur place. Najla Bouden a été nommée en 2021 cheffe du gouvernement. On avait applaudi. Première femme à tenir un gouvernement dans le monde arabe, il y avait de quoi jubiler. Ne serait-ce que pour la symbolique de la chose, nous n'étions pas naïfs. L'opinion publique nationale et internationale s'était excitée à l'idée d'une femme à la Kasbah. Dans les faits, il importe peu que Najla Bouden soit un homme, une femme ou un enfant de huit ans. La dame, au-delà de sa probité et de ses compétences, s'est raisonnée à être un simple faire-valoir du président et à agir dans son ombre. Idem pour les autres fonctions de l'Etat que l'omni-président s'accapare, une à une.
Quelle est la position du chef de l'Etat à l'égard des femmes ? On n'en sait rien. Mais voici quelques signaux qui ne trompent pas. Dans sa lutte en faveur de l'assainissement de l'appareil judiciaire, le chef de l'Etat limoge 57 juges. « Corruption », « harcèlement sexuel », « dissimulation de preuves dans des affaires terroristes », « conflits d'intérêts politiques »… Jusqu'ici tout va bien. Sauf que l'une des magistrates révoquées l'a été « à cause d'une affaire de mœurs ». Conseil des ministres, discours tonitruant du chef de l'Etat et propos enflammés, Kaïs Saïed évoque lui-même « une juge prise en flagrant délit dans une affaire de mœurs ». Un motif suffisant pour lui pour entacher la probité d'une magistrate. S'en suit toute une campagne de dénigrement contre la juge en question où des documents prouvant « qu'elle n'est plus vierge » ont circulé entre les mains de personnes très malintentionnées…et proches du président.
Que savons-nous de la position de Kaïs Saïed à l'égard des femmes ? Peu de choses, mais des choses parlantes. Il a d'abord décidé d'enterrer le très symbolique projet de loi en faveur de l'égalité dans l'héritage. En 2020, il barre la route à l'ultime bataille de l'inégalité juridique entre les sexes dans la société tunisienne. Ce projet a été laissé par Béji Caïd Essebsi comme la patate chaude qui avait longtemps déchaîné les passions et dont on ne savait pas trop quoi faire Il a nommé Najla Bouden à la Kasbah. Première femme du monde arabe à occuper ce poste, oui, mais celle qui n'a pour mission que de contresigner les décrets lois du président, n'a en rien fait avancer la cause des femmes. Sexisme, inégalités, violences, ces débats de fonds ne font aucunement partie des priorités du gouvernement Bouden, embourbé dans une crise économique sans précédent.
Au-lieu d'une avancée, on en revient aujourd'hui à discuter de ce que les femmes portent entre leurs cuisses. Est-elle vierge ? Ne l'est-elle pas ? En quoi cela nous avance-t-il ? Quelqu'un devra nous expliquer le rapport étroit entre la virginité d'une femme et ses compétences, sa probité, ses valeurs, sa morale, son utilité en tant que citoyenne. Sa capacité à être une magistrate juste, équitable et indépendante. Nous l'ignorons et nous continuerons à l'ignorer… Encore une fois, les « mœurs » des femmes et leur sexualité, impactent forcément leurs compatriotes mâles. Son honneur est le leur. L'honneur des femmes est celui des hommes qui ont le devoir de les protéger. Accuser une femme, un citoyen en général, d'adultère, ne devrait même pas avoir lieu d'être. Pourquoi la vie privée des personnes devrait-elle impacter leur travail et leurs relations avec les autres ? Ce qui est plus dérangeant encore, c'est que ces accusations n'existent pas contre les citoyens de sexe masculin, seule la « moralité » des femmes est disséquée sur la voie publique et devient sujet de débat national.
Kaïs Saïed qui ne cesse de clamer qu'il veut bousculer l'ordre établi ne fait finalement que perpétuer les anciennes pratiques. Conservateur, patriarcal et liberticide, il fait subir aux femmes ce qui était courant du temps du régime despotique de Ben Ali qui avait livré les opposantes en pâture à la vindicte populaire…